Le plus récent long métrage du documentariste Hugo Latulippe, Je me soulève, qui ouvrira le 40e Festival international du film sur l’art, le 15 mars (avant de prendre l’affiche le 25 mars), traite de poésie et de politique, sur les traces de la création du spectacle homonyme des sœurs Véronique et Gabrielle Côté, créé en 2019.

Marc Cassivi : La seule fois que je t’ai interviewé pour La Presse, c’était en 1994 pendant que tu faisais La course destination monde. On avait 21 ans. Tu faisais du documentaire à l’autre bout du monde. On se retrouve presque 30 ans plus tard à faire essentiellement la même chose. Quel regard tu poses là-dessus ? Tu te dis que tu as tenu ta ligne, digne héritier de Pierre Perrault, ou que tu n’as pas exploré autre chose ?

Hugo Latulippe : C’est intéressant quand tu regardes ce que Perrault a dit de ses comparses : Denys Arcand, Pierre Falardeau, Gilles Carle, que j’ai bien connus à l’époque où on habitait tous les deux L’Isle-Verte. Perrault disait qu’il ne s’était jamais désintéressé du cinéma direct. Il a fait toute sa vie un combat contre la fiction, ce qui était à la limite absurde. Il n’avait pas besoin d’opposer les deux. Mais je me reconnais dans son amour de la parole ordinaire. De trouver du cinéma dans la vie de tous les jours des gens, il y a une beauté là de laquelle je ne me suis jamais lassé.

M. C. : Tu as pensé faire aussi de la fiction ?

H. L. : À un moment, j’ai déposé des projets en fiction. Un peu après mon bon ami Philippe Falardeau. On s’en parlait, on jouait au hockey ensemble. À un moment donné, je dépose un scénario dans une des institutions, et comme tu sais, les projets sont évalués anonymement par des comités de lecture. Un soir après le hockey, Philippe me raconte qu’il a lu un scénario de marde. Je me marrais. Je l’ai laissé aller assez loin, avant de lever la main en disant : « Phil… »

M. C. : Tu l’as laissé s’enfoncer ! (Rires)

H. L : (Rires) Brillant comme il est, il a vite compris. Je n’ai rien eu à ajouter. Ça n’a rien changé à mon envie de faire de la fiction, mais je n’avais pas la patience de réécrire 35 fois un scénario. Ce qu’a Philippe, qui est un obsessif de la dramaturgie. Déjà qu’en documentaire, je trouve ça trop long. Ce qui se passe en Ukraine en ce moment, probablement qu’il faudrait le documenter mieux.

M. C. : Tu parles de la longueur du processus. Il y a beaucoup d’obstacles aussi au documentaire. On en parle en ce moment, avec cette lettre des cinéastes qui regrettent le désengagement de la SODEC dans les budgets aux films documentaires. Ça fait plusieurs années que le cinéma documentaire est le parent pauvre. C’est décourageant, quand on fait ce métier depuis 25 ans et qu’on doit se battre pour le faire ?

H. L. : Décourageant parfois. Je me soulève est probablement le projet le plus modeste de ma carrière, en termes de moyens. Il y a un caractère humiliant à ça, d’un point de vue personnel. Je me rappelle quand Robert Lepage a arrêté de faire des films de fiction parce qu’on lui avait dit à la SODEC que l’un de ses personnages n’était pas plausible.

La dégringolade du cinéma documentaire est contemporaine à mon propre parcours. Mes premiers films étaient les plus pourvus. Il y a pour moi là-dedans l’oubli de notre tradition cinématographique et de ce qu’est le socle du cinéma québécois.

Hugo Latulippe

M. C. : Et sur quoi repose la réputation internationale de notre cinéma…

H. L. : Je le répète depuis 10-15 ans. Ça devient absurde. Ce qu’il faut réaliser, c’est qu’on ne se bat pas nécessairement contre des gens qui en ont contre le documentaire, mais contre une tendance lourde à offrir peu de profondeur. Forcément que le lobby des producteurs privés de films de fiction est organisé et puissant, il a des moyens. Alors que nous sommes tous des indépendants. J’arrive d’une réunion de notre coalition, qui rallie cela dit d’un coup 700 personnes.

M. C. : Ça veut dire quelque chose.

H. L. : Oui, 3,4 % de l’enveloppe de la SODEC qui va au documentaire, ça veut dire près de 97 % des fonds qui vont à la fiction. Ça n’a pas de bon sens. Il y a un manque de vision de la part des institutions, je pense, de croire que les fictions, que ce soit les films de Louis Morissette ou de Sarah Fortin – tout le spectre –, vont toujours intéresser et rallier davantage le grand public que le documentaire. Je pense que c’est faux.

M. C. : Quand on considère le succès des Rose, par exemple, qui fut un vrai succès de bouche à oreille.

H. L. : Oui. On oublie la puissance du documentaire. Les Rose est un film somme toute classique, mais qui parle tellement de notre histoire avec un angle inédit. On rentre dans le clan des Rose de la manière que seul le documentaire peut le faire. C’est une richesse, le documentaire.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU FIFA

Scène de Je me soulève, d’Hugo Latulippe

M. C. : Je me soulève est un film sur la poésie, dans lequel s’intègre la politique. Il n’y a pas de rupture, mais il y a quelque chose qui se concrétise du côté de Catherine Dorion, qui était d’abord dans le spectacle, puis qui a été élue députée pendant le tournage du documentaire. Le politique se retrouve aussi dans les préoccupations et les inquiétudes qui sont exprimées par la vingtaine de jeunes artistes de la troupe.

H. L. : Ça me remue aux larmes de voir le projet québécois se transformer et se complexifier avec les générations qui nous suivent. Je ne parle pas de souveraineté, mais juste du fait d’être une société complexe, francophone, consciente d’où elle vient, soudée, ensemble. C’est ça, ma vraie passion politique. Essayer de l’exprimer dans un projet, c’est très difficile, parce qu’on est à une époque où on se divise à la moindre occasion.

M. C. : Et où bien des gens veulent que ce soit noir ou blanc, pour ou contre, tranché au couteau. Quand on est dans la nuance, on se fait accuser de ne pas choisir un camp. La plupart des jeunes, heureusement, sont moins dans cette logique que beaucoup de boomers. Il y a de l’espoir.

H. L. : Ils sont moins rigides. Quand j’ai réalisé Troller les trolls (avec Pénélope McQuade), je travaillais avec des hackers qui me parlaient tous des « Angry péquistes ». J’en connais. On partage certaines valeurs, notamment le projet d’une société francophone en Amérique du Nord, mais ils ont souvent de la rigidité et de la colère face à ce qu’est le monde en 2022. Mon intérêt pour le politique, c’est d’abord son caractère humaniste. C’est pour ça que je mélange la politique à mes films. Il reste que c’est à notre propension à nous diviser, que ce soit entre Québécois ou entre humains, qu’il faut remédier. C’est une méchante job ! Politiquement, au Québec et au Canada, je trouve ça compliqué à faire. Qui va faire ça ? J’ai fait un petit pari à un moment donné [il a été candidat du NPD en 2019, dans le Bas-Saint-Laurent, où il vit] en me disant : peut-être lui ? (Rires)

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Hugo Latulippe

De voir cette jeune génération qui forcément parle d’environnement, forcément parle d’égalité hommes-femmes, forcément parle d’entendre la voix des Premières Nations, d’entendre la voix des gens nés ailleurs, ça donne envie de faire des films.

Hugo Latulippe

M. C. : Qu’est-ce que tu as tiré de cette expérience politique ? C’était pour jouer le jeu ? Tu y croyais ?

H. L. : Écoute… en le faisant, je me suis peut-être mis à y croire ! (Rires) Je n’y ai pas cru ni avant ni vers la fin. J’y suis allé comme Obélix chez les Romains. Dans le Bas-du-Fleuve, où je connais quand même pas mal de monde et où je suis chez moi. Sachant aussi que je serais complètement à côté dans mon angle d’attaque. Je dis souvent à ma blonde que je vais me présenter à toutes les élections, provinciales et fédérales. Je vais occuper l’espace. Même si j’ai eu 6 % des voix. C’était ridicule. Mais je pense que les 3500 personnes qui ont voté pour moi, et que je croise dans les marchés l’été, sont contentes que leurs idées soient représentées. Je crois à cette conception du Québec. Je l’ai fait comme Québécois, même si c’était pour un parti fédéral. Je pense que le Bloc et le Parti québécois sont des véhicules qui coulent.

M. C. : Le PQ est dernier dans les sondages…

H. L. : Un René Lévesque, capable d’avoir de l’attrait autant auprès des intellectuels que chez les gars de la taverne du coin, il n’y en a pas tant que ça. Si je reviens au cinéma… Il y a un cadre rationnel qui nous a emmenés où on est, aux limites de la civilisation telle qu’on la connaît. La société industrielle. Peut-être qu’il faut retourner à ce qu’on ressent très simplement, même s’il y a un danger à se donner seulement à nos passions. C’est là où dans le cinéma et dans Je me soulève, il y a quelque chose de profondément humain. Véro Côté, c’est peut-être gros ce que je vais dire, mais elle porte pour moi une forme de civilisation. Je me reconnais dans son humanisme. De voir Elkahna Talbi, qui a une tout autre histoire et perspective, de voir Leila Donabelle Kaze, dont les parents ont vécu le génocide, lire du Marie-André Gill, il y a une grande beauté là-dedans. Il y a ce qu’on peut réussir.