Le mardi 14 mars 1972, alors que la pluie tombe sur Manhattan, de nombreuses personnalités américaines se pressent devant les portes du Loew’s State Theatre, au 1540, Broadway, pour assister à la première du film The Godfather, de Francis Ford Coppola. Le reste appartient à l’histoire.

Début 1970. La société Paramount, qui peine à trouver un réalisateur établi, contacte Francis Ford Coppola. À contrecœur, mais avec des factures à payer, ce dernier accepte de réaliser le film.

Les producteurs ne voulaient pas du jeune Al Pacino. Ils ne voulaient pas non plus de l’imprévisible et incontrôlable Marlon Brando. Coppola a dû insister.

Tétanisée, crispée, anticipant amalgames et préjugés, la communauté italo-américaine a obtenu que les expressions « mafia » et « cosa nostra » ne soient jamais prononcées.

Sur le plateau de tournage, la tension règne entre Coppola et le directeur photo Gordon Willis.

Et pourtant…

Et pourtant, le film se fait. Mieux, la magie opère. Contre toute attente, en cette fin de l’hiver 1972, le long métrage Le parrain crée l’évènement. La critique crie au génie. La foule se presse. Les millions affluent dans les caisses.

Grande saga familiale réunie autour de Vito et Michael Corleone et campée dans le monde criminel, Le parrain a fait époque en se démarquant à tous les égards. Que ce soit avec les mots du scénario coécrit par Coppola et Mario Puzzo, auteur du roman éponyme. Avec des répliques inoubliables comme « I’m gonna make him an offer he can’t refuse ». Avec des passages célèbres comme la scène de la tête de cheval. Avec le jeu, immense, de Brando, Pacino, Diane Keaton, James Caan, Robert Duvall et tant d’autres. Avec la musique inoubliable du compositeur Nino Rota.

« Tout le cinéma policier, criminel sorti après Le parrain a une dette envers ce film, c’est évident », dit en entrevue Helen Faradji, chroniqueuse cinéma à Radio-Canada, qui a consacré un chapitre à la trilogie dans son ouvrage Le cinéma américain (Septentrion). « Pour le côté épique, le côté fresque familiale. Beaucoup ont voulu l’imiter, mais très peu ont pu l’égaler. »

CAPTURE D’ÉCRAN, THE NEW YORK TIMES

La critique de The Godfather dans le New York Times

Pour moi, c’est le film le plus réaliste quant à l’ensemble du fonctionnement de la mafia. Il surpasse tous les autres. On y aborde la hiérarchie, les règles de la mafia, la structure, les hommes d’honneur, les soldats, les relations entre les mafieux d’une même famille et avec ceux des autres organisations.

André Cédilot, spécialiste des affaires policières et ancien journaliste de La Presse

Ce long métrage a posé un autre jalon au corpus assez récent des œuvres du Nouvel Hollywood, mouvement cinématographique américain né à la fin des années 1960 qui rompait avec la période précédente, marquée par une créativité déficiente et des recettes en baisse.

Au lendemain de la première new-yorkaise, The Godfather (Le parrain) sort sur grand écran à New York, puis à Los Angeles (22 mars) et partout en Amérique du Nord (24 mars) avant de partir à la conquête de la planète.

Cinquante ans plus tard, personne ne doute de sa place dans l’histoire du cinéma. Sans surprise, la Paramount a annoncé au début de l’année le retour (limité) du film en salle fin février et en version 4K Ultra HD le 22 mars. Et dans la foulée des célébrations, Coppola a vu une rue nommée en son honneur.

Tragédie grecque

« Les racines du Parrain, c’est la tragédie grecque, dit Helen Faradji. Et donc, ça ne vieillit pas, au même titre que les grandes pièces de tragédie grecque. » Deux autres spécialistes consultés par La Presse empruntent un vocabulaire semblable pour parler de cette œuvre.

« Le parrain est conçu comme un opéra, dit Bruno Dequen, rédacteur en chef de la revue 24 images. C’est un grand récit classique écrit et mis en scène de façon opératique. Ça n’a pas vraiment existé avant comme après Le parrain. »

PHOTO FOURNIE PAR LA CINÉMATHÈQUE QUÉBÉCOISE

Al Pacino et Marlon Brandon incarnent Michael et Vito Corleone dans Le parrain.

Professeur de cinéma au cégep Marianopolis et à l’Université Concordia, Matthew Hays voit dans le film « une référence à la tragédie shakespearienne ». Il y décèle aussi une « allégorie de la famille Kennedy » qui était une dynastie politique dont le patriarche (Joseph Kennedy Sr.) ambitionnait de placer un de ses fils à la présidence du pays.

Amusé parce qu’il a le même nom de famille (« mais rien en commun », dit-il), Matthew Hays rappelle combien les réalisateurs du Nouvel Hollywood, les Spielberg, Scorsese, De Palma, Altman et autres ont marqué la période en « brisant les chaînes du très strict code Hays » du cinéma en vertu duquel violence et sexualité étaient sévèrement balisées. Avec Le parrain, Francis Ford Coppola fait aussi partie de cette liste.

Aujourd’hui, un jeune Coppola travaillerait probablement pour HBO. Parce que les scénaristes ont migré vers la télévision. Dans les années 1970, personne ne voulait travailler pour la télé, dont le contenu était quelconque.

Matthew Hays, professeur de cinéma au cégep Marianopolis et à l’Université Concordia

Commotion aux Oscars

Un an plus tard, en 1973, a lieu la 45cérémonie des Oscars. The Godfather est finaliste dans 11 catégories et remporte 3 prix : meilleur scénario adapté, meilleur acteur dans un rôle principal (Marlon Brando) et meilleur film. Mais ce n’est pas cela qui fait l’évènement au cours de la soirée.

C’est plutôt le refus de Brando d’accepter son trophée.

Sous le regard un brin éberlué des présentateurs Roger Moore et Liv Ullmann, Sacheen Littlefeather, jeune actrice et militante d’origine apache, monte sur la scène du Dorothy Chandler Pavilion de Los Angeles afin de lire un mot de Brando. Le comédien annonce refuser le prix en guise de protestation contre le sort réservé aux Premières Nations tant au cinéma qu’à la télévision et dans la vie de tous les jours.

Regardez le discours de Sacheen Littlefeather à la cérémonie des Oscars (en anglais)

Le comédien veut aussi sensibiliser les Américains à l’occupation de Wounded Knee (Dakota du Sud), où des Autochtones dénoncent les gestes d’un chef corrompu et l’échec du gouvernement américain à respecter les traités avec les Premières Nations.

Ça fait partie de la légende de Marlon Brando, de son implication politique qui a toujours été très marquée. Sachant que les yeux du monde étaient tournés vers la soirée des Oscars, il a profité de cette tribune pour mettre de l’avant ses convictions.

Helen Faradji, chroniqueuse cinéma de Radio-Canada et auteure du livre Le cinéma américain

Film omniprésent

Les personnes interviewées pour cet article disent toutes avoir vu le film plusieurs fois. Certaines s’en sont inspirées dans le cadre de leur travail. Matthew Hays l’a enseigné dans ses cours sur l’histoire du cinéma américain.

Pour sa part, André Cédilot, qui a coécrit avec André Noël le livre Mafia inc. en plus d’être conseiller au scénario (signé Sylvain Guy) du film homonyme de Podz, affirme que la scène avec la tête de cochon dans une boucherie est un clin d’œil à celle de la tête de cheval dans Le parrain.

Bruno Dequen et Helen Faradji rappellent tous les deux combien la série The Sopranos est redevable au Parrain.

Mme Faradji continue de voir le film chaque année ou tous les deux ans. « Cela permet d’entrer dans le film d’une façon encore plus riche. On s’attarde à des éléments : la musique, la mise en scène, le jeu des acteurs. J’ai l’impression que c’est un film presque inépuisable. Il y a toujours quelque chose qui ressort des visionnements que je fais et que je trouve chaque fois extraordinaires. »

À la Bibliothèque du Congrès

PHOTO TIRÉE DES COLLECTIONS DE LA CINÉMATHÈQUE QUÉBÉCOISE

Une scène du film Le parrain

En 1989, la Bibliothèque du Congrès des États-Unis crée un Registre national du film (National Film Registry) où sont intronisées, une fois l’an, 25 œuvres cinématographiques de tous genres. Cette désignation est accompagnée d’une préservation « à perpétuité » des titres retenus et considérés comme dignes du patrimoine du cinéma américain. Sorti en 1972, Le parrain est intronisé dès 1990 dans ce registre. Il fait son entrée la même année qu’All About Eve (1950), All Quiet on the Western Front (1930), How Green Was My Valley (1941), Raging Bull (1980), A Woman Under the Influence (1974) et d’autres. Sorti en 1974, The Godfather II est classé au registre en 1993. The Godfather III n’a toujours pas reçu cet honneur.

Pendant ce temps, au Québec

PHOTO FOURNIE PAR LA BANQ

Au moment de la sortie du Parrain, le long métrage L’apparition attirait les foules au Québec, comme le laisse entendre cette publicité publiée dans La Presse.

Que retrouvait-on sur les écrans de cinéma, à Montréal et au Québec, en mars 1972 alors que Le parrain sortait partout en Amérique du Nord ? Une brève recherche dans les journaux de l’époque indique que le cinéma québécois en mène large. Un enfant comme les autres, film de Denis Héroux consacré à René Simard et à sa famille, fait courir les foules. « 119 039 personnes en 13 jours », clame une publicité publiée dans La Presse. L’apparition, film de Roger Cardinal avec René Angélil et Pierre Labelle, deux membres des Baronets, sort à la mi-mars. Le 20 avril a lieu la première du film Les smattes de Jean-Claude Labrecque. Signe que les films tenaient longtemps l’affiche, on remarque, toujours à la mi-mars, que Love Story en est à son quatrième mois en salle. Sorti à Noël 1971, Dirty Harry, qui met en vedette Clint Eastwood, est toujours à l’affiche.

Revenus : 40 fois le coût de production

Signe parmi plusieurs autres de la popularité du film, Le parrain a été produit avec un budget d’environ 6 millions de dollars américains alors que les revenus en salle ont frôlé les 244 millions. C’est 40 fois plus. D’un site internet à l’autre (IMDb, Box Office Mojo, The Numbers), les chiffres des revenus sont très semblables, à quelques millions près. Selon Box Office Mojo, The Godfather a engrangé près de 135 millions en revenus intérieurs (États-Unis et Canada) et un peu plus de 111 millions ailleurs dans le monde. Pour un total d’environ 244 millions. Du côté des critiques, le site d’agrégation Rotten Tomatoes accorde un score positif à 97 % sur un total de 134 comptes rendus du film. Le score du public est de 98 % pour plus de 250 000 avis.