Le réalisateur du Fabuleux destin d’Amélie Poulain a mis son imagination fertile et son style singulier au service d’une farce à caractère futuriste, campée dans un monde où l’humain s’appuie sur l’intelligence artificielle pour assouvir ses moindres besoins et désirs. Cette idée a séduit Netflix. Entretien.

Mine de rien, il y avait quand même neuf ans que nous n’avions pas eu de nouvelles de Jean-Pierre Jeunet. Depuis L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet, le cinéaste français a réalisé un court métrage d’animation, a été embauché par Amazon pour mener à bien le pilote d’une série qui n’a finalement jamais vu le jour, a participé à une exposition consacrée à l’œuvre du tandem qu’il a formé à une époque avec Marc Caro et a buté sur des projets de films pour lesquels il a essuyé des refus successifs.

« J’ai d’abord écrit un scénario portant sur le sexe, une sorte de variation contemporaine de L’homme qui aimait les femmes, de Truffaut, mais personne n’en a voulu parce que, me disait-on, c’était trop “amélien” », explique Jean-Pierre Jeunet au cours d’un entretien en visioconférence accordé à La Presse. « Excusez-moi, mais si jamais ça pouvait être un succès, il est vrai que ce serait dommage ! », ajoute-t-il ironiquement.

PHOTO FOURNIE PAR NETFLIX

Les robots de BigBug, le film futuriste de Jean-Pierre Jeunet

Un grand intérêt de Netflix

Dans l’impasse, le cinéaste s’est jeté dans l’écriture de BigBug avec Guillaume Laurant, fidèle complice depuis longtemps, avec qui il a notamment écrit Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Encore là, une fin de non-recevoir l’attendait auprès des producteurs français.

« Personne ne comprenait ce que je souhaitais faire. On me répondait qu’il était impossible d’avoir des robots dans une comédie française. Les robots, c’est pour des films d’action américains, me disait-on. C’était comme à la maternelle où le rond doit entrer dans un rond, pas dans un triangle. Après avoir vu en vain tous les producteurs de France, j’ai fini par renoncer. »

PHOTO JOEL SAGET, AGENCE FRANCE-PRESSE

Jean-Pierre Jeunet

Puis, un jour, les gens de Netflix se sont manifestés auprès de Jean-Pierre Jeunet en lui demandant si, par hasard, il n’avait pas un projet de film dans ses tiroirs.

Je leur ai fait parvenir le scénario de BigBug en les prévenant qu’ils ne s’y intéresseraient probablement pas puisque personne n’en avait voulu avant. Or, à peine 24 heures plus tard, j’avais le feu vert. Ils ont adoré le projet !

Jean-Pierre Jeunet

Comment un cinéaste ayant marqué le cinéma français grâce à des films comme Delicatessen et Un long dimanche de fiançailles, sans même parler d’Amélie Poulain, explique-t-il les difficultés auxquelles il fait face quand vient le moment de monter un projet de film ? C’est simple : le monde change. Et apparemment pas toujours pour le mieux.

« Le marketing a pris le pouvoir. Auparavant, il nous arrivait d’avoir affaire à des gens qui connaissaient le cinéma ; aujourd’hui, on fait face à des comités de lecture composés de gens qui sortent de l’école de commerce. Ils s’en foutent, ne comprennent rien, et n’ont rien à faire du fait que vous ayez réalisé le plus grand succès de langue française de l’histoire à l’échelle internationale. Quand vous leur rappelez, ils disent ‟oui, mais c’était l’exception”. Cela n’est pas unique au cinéma, remarquez. C’est maintenant comme ça dans tous les domaines. »

Un stress de moins

Jean-Pierre Jeunet est ravi que Netflix produise son nouveau long métrage. Il se dit même soulagé à l’idée du très large public qu’atteindra peut-être sa nouvelle offrande.

« Avant de mourir, Alain Corneau [Tous les matins du monde, Le cousin] m’a dit : “Tu verras, plus tu vieilliras, plus tu auras peur à la sortie de tes films.” Là, je me suis débarrassé de ça. »

Je sais que, potentiellement, je peux rejoindre un demi-milliard de spectateurs dans le monde. Si seulement 1 % d’entre eux regardent BigBug, ça en fait déjà 5 millions !

Jean-Pierre Jeunet

À ses yeux, le cinéma en salle est quand même là pour de bon. De la même manière que le grand écran n’a jamais remplacé le théâtre et que la télévision n’a jamais remplacé le cinéma, les plateformes ne remplaceront jamais les salles non plus.

« Les choses s’additionnent, fait-il valoir. BigBug est un long métrage de cinéma que j’ai tourné exactement de la même manière que les précédents, sans rien changer dans mon approche de mise en scène. Il faut savoir aussi que Netflix est extrêmement pointilleux sur la technique. On doit tourner selon les plus hauts standards technologiques pour répondre à leurs exigences. »

Des résonances inattendues

Développant le style visuel de son film dès l’écriture du scénario en dessinant des planches, le cinéaste a eu l’idée, bien avant que la planète soit confinée, d’une histoire se déroulant en huis clos. Le récit de BigBug se déroule en 2045 et relate le destin d’une famille en crise, coincée dans une maison à cause d’un dérèglement robotique. Étrangement, l’histoire comporte des résonances avec ce que l’humanité a vécu au cours des deux dernières années.

« C’est une coïncidence, mais nous avons quand même ajouté une ou deux plaisanteries pour y faire écho. On a d’ailleurs tourné ce film pendant le confinement, avec masques, règles sanitaires très strictes, etc. C’était évidemment pénible, mais on s’y est habitués au bout d’un moment. Nous avons eu beaucoup de chance, car pendant toute la durée du tournage, un seul cas a été déclaré. Et c’était le responsable des mesures COVID lui-même ! »

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François Levantal incarne l’un des androïdes de BigBug

Mettant en vedette Elsa Zylberstein, Stéphane De Groodt et Isabelle Nanty du côté des personnages humains ; Claude Perron, Alban Lenoir et François Levantal du côté de ceux qui n’en sont pas (sans oublier la voix d’André Dussollier, prêtée à l’un des robots), BigBug est un avant tout un film choral.

« Les acteurs étaient tous là, en même temps, dans un lieu clos. Le matin, je faisais le tour de toutes les loges en faisant le psy pour être bien certain que tout allait bien ! J’ai aussi pu travailler en amont avec eux, surtout avec ceux qui jouent les robots, pour établir les voix, les façons de marcher, de bouger. J’avais de beaux exemples à suivre aussi : d’Artificial Intelligence, de Steven Spielberg, à WALL-E, le film de Pixar. »

Affirmant qu’en vieillissant, il a de plus en plus de difficulté à éprouver lui-même des coups de cœur, Jean-Pierre Jeunet n’a aucune idée de l’accueil qu’obtiendra son nouveau long métrage. Selon lui, une certitude s’impose pourtant d’emblée.

« Je n’ai pas la prétention de dire que ce film est meilleur qu’un autre, mais je sais que nous y avons tous mis le meilleur de nous-mêmes, dans tous les départements. Ceux qui aiment mon travail vont adorer, ceux qui ne l’aiment pas vont adorer le détester. Donc, à la fin, tout le monde va adorer ! »

BigBug sera offert en exclusivité sur Netflix le 11 février.