En transposant pour le grand écran une comédie musicale qu’a écrite Lin-Manuel Miranda il y a plus de 20 ans, le réalisateur de Crazy Rich Asians propose une œuvre plus actuelle que jamais à ses yeux, à une époque où Hollywood s’ouvre enfin davantage à ceux dont la voix n’a pas beaucoup été entendue. Entretien avec Jon M. Chu.

Jon M. Chu n’avait encore jamais entendu parler de Lin-Manuel Miranda. En cette année 2007, alors qu’il tournait à Baltimore son premier long métrage, Step Up 2 : The Streets, une des chorégraphes avec qui il travaillait allait faire partie de la distribution originale d’In the Heights à Broadway. À l’invitation de cette dernière, celui qui allait faire éclater l’un des plafonds de verre à Hollywood grâce à Crazy Rich Asians est allé voir le spectacle. Plus rien n’a été pareil ensuite.

« J’ai été subjugué par ce que j’ai vu, confie le cinéaste au cours d’un entretien par visioconférence accordé récemment à La Presse. Même si j’ai grandi dans le nord de la Californie au sein d’une famille chinoise qui exploitait un restaurant, j’ai tout compris, tout ressenti, parce que je sais ce que vivent ceux qui proviennent d’une famille d’immigrants. J’avais déjà entendu toutes ces conversations auxquelles le spectacle faisait écho. Ça m’est resté. »

Un projet longuement mûri

Lauréate en 2008 de quatre trophées Tony, dont celui attribué à la meilleure comédie musicale, In the Heights relate la vie du quartier Washington Heights à New York, peuplé principalement d’immigrants hispanophones, à travers le parcours d’Usnavi, un jeune propriétaire de café qui rêve de renouer avec ses origines, en République dominicaine. À l’époque, Lin-Manuel Miranda, auteur et compositeur de toutes les chansons du spectacle, avait bien eu l’idée d’en faire aussi un long métrage de cinéma, mais le projet, sur lequel un studio avait pris une option, a été abandonné.

Le succès fulgurant de Hamilton ayant propulsé Lin-Manuel Miranda aux plus hauts sommets, le projet d’adaptation cinématographique d’In the Heights est réapparu quelques années plus tard. C’est à ce moment que Jon M. Chu a été pressenti pour en assurer la réalisation.

PHOTO FOURNIE PAR WARNER BROS. PICTURES

Jon M. Chu et Lin-Manuel Miranda sur le plateau d’In the Heights

« Je savais que je pouvais bien traduire le propos, car le film raconte l’expérience de tous les immigrants, explique-t-il. Mais n’étant pas latino moi-même et ne provenant pas de Washington Heights non plus, j’ai eu la chance de travailler très étroitement avec Lin, ainsi qu’avec Quiara Alegria Hudes, qui a écrit le scénario en adaptant le livret qu’elle avait écrit pour la comédie musicale. Il me fallait absolument établir des paramètres permettant un vrai travail d’ensemble. Je n’ai jamais imposé ma vision de ce que le film devait être, mais j’ai cherché à ce que chacun puisse exprimer la sienne afin que le résultat soit enrichi de toutes ces perspectives. Les collaborateurs m’ont vraiment guidé. Cette approche était complètement différente de celles que j’avais empruntées pour mes autres productions, mais elle a fait en sorte que tout le monde s’est investi à fond. Tous ceux qui ont participé à In the Heights, tant devant que derrière la caméra, étaient animés d’une profonde émotion. »

Une sortie à point nommé

Que ce long métrage, dont la sortie a été retardée d’un an à cause de la pandémie, prenne maintenant l’affiche le rend encore plus pertinent aux yeux du cinéaste. À une époque où les grands studios et les diffuseurs se montrent plus sensibles aux questions de diversité et de représentation des minorités, In the Heights arrive à point nommé, selon le cinéaste.

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In the Heights est l’adaptation cinématographique d’une comédie musicale de Lin-Manuel Miranda créée en 2005.

« Avec tout ce qui s’est passé chez nous [aux États-Unis], je dirais même que ce film est encore plus pertinent aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 12 mois à peine. C’est incroyable. Tout ne peut évidemment pas se régler du jour au lendemain, mais la pandémie nous a obligés à nous intéresser aux autres et à voir ce que nous avons tous en commun en tant qu’êtres humains. Les plus jeunes générations ont une conception différente de ce que nos rêves, nos espoirs et nos responsabilités doivent être parce qu’ils ont vu l’avenir que leurs parents n’ont pas pu voir, et celui que nos parents à nous n’ont pas pu voir non plus. Tout cela se fait très naturellement et je trouve cela prometteur. »

Une lente évolution

Déjouant les règles habituelles des grands studios, qui exigent habituellement de grands noms pour donner le feu vert à des projets importants, Jon M. Chu a prouvé, grâce à Crazy Rich Asians, qu’un film dont la distribution est construite en respectant d’abord les origines ethniques des personnages, même sans vedettes établies, pouvait séduire tous les publics et rapporter près de 175 millions de dollars au box-office nord-américain. Le réalisateur sino-américain, lui-même immigré de deuxième génération, a procédé exactement de la même façon pour attribuer les rôles d’In the Heights.

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Tournage dans une piscine d’un numéro musical d’In the Heights, un film de Jon M. Chu

« Le problème n’est certainement pas le manque de talent, mais l’absence d’occasions, souligne-t-il. J’insiste toujours pour faire appel à des acteurs issus de la diversité et je dis souvent que des vedettes dans mes films, il y en a. C’est juste que les gens ne les connaissent pas encore. Anthony Ramos [vedette d’In the Heights] peut absolument tout faire. Il incarne l’avenir de ce qu’est un leading man. Je ne suis pas certain qu’à Hollywood, on ait encore une idée de ce que nous sommes vraiment et les choses évoluent lentement. Mais il y a du progrès. Cela dit, je crois que les dirigeants des studios n’ont maintenant plus le choix, parce que nous sommes là pour de bon. Nous incarnons l’avenir du cinéma et le public est en appétit. Alors, qu’ils soient prêts ou pas, nous, nous le sommes ! »

Alors qu’il prépare le tournage de Wicked, une autre adaptation cinématographique d’une comédie musicale à succès, Jon M. Chu estime qu’il est fondamental de miser d’abord sur le propos pour assurer la bonne réussite d’une transposition de spectacle au cinéma.

« À mon sens, une comédie musicale est bonne au cinéma quand la musique sert à exprimer des choses qui ne peuvent s’exprimer aussi bien en dialogues parce que les mots ne sont pas suffisants. Dans des classiques comme Singin’ in the Rain ou Chicago, les numéros musicaux font partie intégrante de la narration et n’apparaissent pas que pour le spectacle. Pour Wicked, je me pose le même genre de questions que pour In the Heights ! »

In the Heights (D’où l’on vient est le titre en français) prendra l’affiche en salle le 10 juin en version originale et en version doublée en français. Il sera aussi offert en vidéo sur demande Premium en version originale anglaise, en version originale avec sous-titres français et en version doublée en français.