Convaincu d’un rapport égalitaire entre les hommes et la nature dès son enfance, bien avant que le mouvement écologiste ne prenne son envol, le documentariste russe Victor Kossakovsky propose avec Gunda une expérience cinématographique rare, dans la mesure où il nous invite à regarder vivre librement quelques animaux, en toute simplicité. Entretien.

Au festival de Berlin l’an dernier, où il a été présenté en primeur mondiale dans la section Encounters, Gunda a été accompagné d’une forte rumeur lorsque, quelques jours avant sa présentation, il a été annoncé que Joaquin Phoenix avait ajouté son nom au générique de ce long métrage documentaire à titre de producteur délégué. Mais qu’avait donc de si spécial cet essai cinématographique tourné en noir et blanc, sans aucun artifice, pour séduire à ce point l’acteur américain, ardent défenseur des droits des animaux ?

« C’est une belle histoire, a raconté le réalisateur Victor Kossakovsky au cours d’un entretien en visioconférence accordé à La Presse. Joker est sorti en même temps qu’Aquarela, mon film précédent, en écrasant tout sur son passage. Des distributeurs du monde entier m’écrivaient pour avouer leur impuissance parce qu’il n’y en avait que pour Joker partout et qu’il ne restait plus que des miettes pour nous. J’étais tellement en colère que je ne voulais même pas voir le film ! Ironiquement, quand il a commencé à recevoir des prix, Joaquin a fait de très beaux discours en parlant d’environnement et des droits des animaux. Des gens ont même pensé que je les avais écrits pour lui, tant il disait exactement ce que je répète depuis des années, presque mot pour mot !

PHOTO ROBYN BECK, AGENCE FRANCE-PRESSE

Dès qu’il a vu Gunda, Joaquin Phoenix a voulu s’impliquer à titre de producteur délégué.

« Même si nous en étions alors à l’étape du mixage sonore, nous avons décidé de lui faire parvenir Gunda, poursuit-il. Joaquin a réagi magnifiquement, de façon instantanée. Il m’a appelé en me disant : “Finalement, un film qui parle d’eux et qui leur porte attention.” Il a estimé Gunda si important qu’il a voulu s’impliquer tout de suite. Cela nous a beaucoup aidés. Le soutien de Joaquin est une vraie bénédiction. »

Le film d’une vie

Œuvrant dans le domaine du documentaire depuis une trentaine d’années, Victor Kossakovsky affirme sans ambages avoir réalisé cette fois le film le plus important de sa vie, non seulement en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’être humain.

Né à Saint-Pétersbourg, à une époque où la ville s’appelait Leningrad et que la Russie faisait partie de l’Union des républiques socialistes soviétiques, le cinéaste a vécu un épisode traumatisant dans sa jeune enfance, lequel a marqué à tout jamais cet homme qui aura bientôt 60 ans. À l’âge de 4 ans, à la faveur d’un séjour de quelques mois à la campagne, le garçonnet s’était lié d’amitié avec Vasya, un porcelet qui a ensuite été transformé en côtelettes. Depuis ce jour, il n’a jamais plus mangé de viande.

« Quand Vasya, qui a été mon meilleur ami d’enfance, s’est transformé en souper de Noël, ce fut un traumatisme au point où je ne parlais plus à personne », raconte-t-il.

Pour ma mère, avoir un fils qui refuse de manger de la viande dans les années 1960 en Union soviétique, c’était incompréhensible. Personne ne savait quoi faire avec moi.

Viktor Kossakovsky

« J’ai toujours pensé que les animaux sont nos égaux et j’ai du mal à comprendre pourquoi nous avons autant de difficulté à accepter cette idée, ajoute-t-il. J’ai cherché du financement pour ce film pendant 20 ans ! »

De profondes convictions

Végétarien pratiquement toute sa vie, Victor Kossakovsky a été déchiré dans sa jeunesse entre son envie de devenir cinéaste ou de pratiquer un métier lui permettant de protéger la nature et les animaux de la cruauté des hommes. Aussi met-il son cinéma au service de ses convictions écologistes, d’où ce choix d’évoluer dans le monde du documentaire. Estimant contre-productif le militantisme à tout crin, le cinéaste préfère emprunter l’approche la plus naturaliste possible, sans ne jamais tomber dans le sensationnalisme. À cet égard, on ne pourrait trouver démarche plus pure que celle entreprise pour Gunda.

PHOTO FOURNIE PAR ENTRACT FILMS

Scène du film Gunda

Sans aucun artifice, sans paroles ni musique, et filmé en noir et blanc, Gunda invite le spectateur à regarder vivre de près une mère truie (la Gunda du titre), quelques poules et un troupeau de vaches avec, pour toute ambiance sonore, les bruits de la ferme. Rien de plus. Pourtant, le message est très percutant.

« Je ne voulais pas manipuler les émotions, explique le cinéaste. Un film comme celui-là se doit de présenter la vérité pure. J’aurais évidemment pu le faire plus glamour, plus émouvant, plus sensationnel. Mais non, seule l’authenticité compte. Je fais des films pour qu’ils traversent le temps. Aujourd’hui, peut-être qu’à quelques exceptions près, les gens ne sont pas prêts à le recevoir, car nous vivons dans le déni. Nous savons que nous tuons tous ces animaux, mais on préfère l’ignorer. Nous savons qu’ils ont une intelligence, des émotions, mais on a décidé de ne pas en tenir compte. Le cinéma existe pour montrer ce qu’on ne peut pas voir. Ou ce qu’on ne veut pas voir. »

L’espoir dans les jeunes

Victor Kossakovsky trouve néanmoins du réconfort dans l’idée que les nouvelles générations auront sans aucun doute un rapport différent envers les animaux et la nature.

« Je sais que les gens de ma génération ne changeront sans doute pas leur mode de vie, concède-t-il. Mais les enfants, eux, sont bien prêts. Plusieurs d’entre eux m’écrivent. Gunda ne fracassera pas de records au box-office pendant son premier week-end d’exploitation, j’en suis bien conscient, mais j’espère qu’il restera, grâce aux plus jeunes générations. La pandémie n’est pas un accident. À force de la dominer et de la détruire comme nous le faisons, la nature cherche à retrouver l’équilibre. Allez voir ce film avec vos enfants ! »

Gunda, un film sans paroles, prendra l’affiche en salle le 23 avril.