Avec leur humour si particulier, Gustave Kerven et Benoît Delépine, qui décapent en tandem le cinéma français depuis maintenant 10 films, proposent une tragicomédie sur la mondialisation et notre dépendance aux réseaux sociaux. Mettant en vedette Blanche Gardin, Corinne Masiero et Denis Podalydès, Effacer l’historique ne pourrait mieux tomber. Ou plus mal, c’est selon.

Gustave Kuerven et Benoît Delépine ont vécu la même chose que Philippe Falardeau. Tout comme My Salinger Year, Effacer l’historique a été lancé en grande pompe l’an dernier au Festival international du film de Berlin – le dernier qui s’est tenu dans les conditions habituelles –, le temps même d’obtenir un prix spécial du jury. Quelques jours après la fin de la Berlinale, la comédie satirique française a cependant dû être placée en attente, avec tous ces longs métrages dont la sortie a due être retardée à cause de la pandémie.

PHOTO YOHAN BONNET, ARCHIVES AGENCE FRANCE PRESSE

Gustave Kerven et Benoît Delépine proposent Effacer l’historique, leur 10e long métrage.

Avant que la planète se mette sur pause pour une période indéfinie, Gustave Kerven et Benoît Delépine avaient été appelés à définir la nature de leur cinéma lors d’une conférence de presse tenue dans la capitale allemande et la réponse ne s’était pas fait attendre : « En comptant notre court métrage, nous en sommes maintenant à notre 10e film. Je crois qu’on pourrait résumer notre cinéma en disant : pauvres de nous ! »

Quand nous lui avons rappelé cette déclaration au cours d’un entretien téléphonique récemment accordé à La Presse, Benoît Delépine s’est mis à rire, mais il l’a aussi estimée très juste, surtout avec ce que le monde a vécu au cours de la dernière année.

« La pandémie n’a fait qu’exacerber les tendances générales, observe le cinéaste. Effacer l’historique évoque l’isolement progressif dans lequel, paradoxalement, nous sommes tous plongés depuis l’avènement des réseaux sociaux. Le fait de rester confiné chez soi à consommer des séries et à se faire livrer des repas n’arrange pas les choses ! »

Tous plongés dans l’isolement

Mettant en vedette Blanche Gardin, Denys Podalydès et Corinne Masiero, sans oublier quelques participations (dont l’une, mémorable, de Benoît Poelvoorde), Effacer l’historique relate le désarroi de trois individus face aux réseaux sociaux. Une femme est victime de chantage quand un amant d’un soir (Vincent Lacoste) menace de mettre en ligne un sex tape enregistré à son insu, alors qu’une autre ne peut décrocher des séries télé qu’elle regarde sur les plateformes et souffre du peu d’étoiles que la clientèle de son service de voiturage lui donne sur Facebook.

De son côté, un type redevenu célibataire ne peut résister à la surconsommation en s’endettant déraisonnablement et tombe fou amoureux d’une femme « aux accents des îles » qui l’appelle pour lui vendre des trucs. L’histoire, bien sûr, les mènera loin, parfois même jusqu’au siège social de l’une des GAFA, à San Francisco.

L’idée de ce film est venue de nos problèmes personnels. Gustave et moi sommes toujours en quête de sujets. On tâtonne beaucoup, mais à force de discuter – on fait Groland ensemble sur Canal Plus, une émission quotidienne –, nous en sommes venus à parler de nos galères virtuelles et de notre désarroi face aux nouvelles technologies.

Benoît Delépine

« Nous pensions être tout seuls à vivre ça, mais nous nous sommes vite rendu compte que ce sentiment d’impuissance était assez répandu. Évidemment, nous avons exagéré un peu le trait, mais ce que vivent les gens au quotidien dans le monde virtuel reste assez incroyable », continue-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR MÉTROPOLE FILMS

Denis Podalydès et Corinne Masiero dans Effacer l’historique, un film de Gustave Kerven et Benoît Delépine

Cet univers virtuel étant dominé par les marques de grandes entreprises multinationales, les cinéastes ont dû avoir recours à quelques petits subterfuges pour inventer un monde fictif, tout en évoquant des entreprises dont les identités restent très claires. Mais cela n’a pas toujours été simple.

« Même le masque Anonymus que porte un personnage a dû être blanchi avec des effets spéciaux en postproduction parce que les droits d’utilisation appartiennent à la Warner, fait remarquer le cinéaste. Ce symbole anarchique est privatisé par une multinationale, ce qui est assez ironique ! »

Une vieille complicité

Se connaissant depuis plus de 20 ans, Gustave Kerven et Benoît Delépine forment un tandem qui leur a permis d’harmoniser leurs envies de cinéma. Leur ton, très singulier, s’est en outre distingué dans des films comme Louise-Michel, Mammuth et Saint Amour.

« Gustave et moi sommes toujours en quête de sujets. On tâtonne beaucoup, mais une fois qu’on en a trouvé un, on creuse vraiment pendant plusieurs jours pour établir un plan de travail. Une fois ce plan fait, nous nous partageons les thèmes en travaillant chacun de notre côté et nous nous revoyons ensuite pour assembler tout ça », explique-t-il.

Notre complicité étant déjà bien établie, tout se passe bien, même quand l’un de nous deux ne sent pas ce que l’autre a fait. Par exemple, je peux être très content d’une scène que j’ai écrite, mais si Gustave ne m’en donne pas de nouvelles, on n’en parle même pas parce que ce n’est pas la peine ! [Rires] C’est comme ça qu’on a réussi à faire 10 films !

Benoît Delépine

Croyant aux vertus particulières du grand écran, le tandem orchestre toujours ses mises en scène de telle sorte que plusieurs informations peuvent se retrouver dans le cadre d’une même image. Au spectateur de choisir instinctivement ce qui attirera son attention.

« Cela nous permet aussi d’aborder en arrière-plan des sujets périphériques, ajoute le cinéaste. C’est pourquoi nous privilégions le plan-séquence et le plan fixe, afin que de petits détails souvent teintés d’humour noir puissent apparaître dans le cadre. Le spectateur peut ainsi se faire sa propre vision du film, même s’il participe à une expérience collective. D’où le plaisir d’en discuter à la sortie ! »

Gustave Kerven et Benoît Delépine s’inspirent habituellement des travers de la société dans un contexte de réalisme social. Ils comptent cependant emprunter une autre direction pour écrire le scénario de leur prochain long métrage.

« La pandémie nous bloque l’inspiration, d’autant plus que les perspectives d’avenir restent encore un peu floues, explique Benoît Delépine. Dans ces circonstances, il est plus compliqué de se lancer dans une nouvelle histoire, car on ne sait pas encore où le monde s’en va. Ce serait aussi franchement déprimant si tout le monde se mettait à écrire sur ce que nous vivons depuis un an. On préfère aller vers autre chose, probablement une espèce de polar improbable. »

Effacer l’historique est actuellement à l’affiche.