Ayant participé à des compétitions de ski jusqu’à l’âge de 15 ans, Charlène Favier a écrit un film où, sans raconter exactement la même histoire qu’elle a vécue, il est question d’emprise psychologique et d’abus sexuels. En cette époque où la parole se libère enfin, l’écho de Slalom, sélectionné à Cannes l’an dernier, ne pourrait mieux se faire entendre.

Quand elle a commencé à réfléchir à son premier long métrage, alors qu’elle étudiait à la FEMIS (une école de cinéma à Paris), Charlène Favier ne savait rien encore de la direction que son écriture allait emprunter. En 2014, les dénonciations d’abus de tous genres dans le milieu sportif se faisaient encore très rares. À un point tel que la cinéaste, ancienne skieuse de compétition, a mis beaucoup de temps à comprendre ce qui lui était arrivé à l’adolescence.

« Je me suis bien rendu compte au bout d’un moment que les mêmes thèmes remontaient toujours à la surface dans mes courts métrages », a expliqué la réalisatrice au cours d’un entretien accordé à La Presse, réalisé en visioconférence dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français d’Unifrance.

« Les protagonistes de mes films étaient toujours des jeunes femmes âgées de 15 à 25 ans, sous l’emprise de quelque chose ou de quelqu’un, qui parvenaient à s’émanciper grâce à un fort instinct de résilience. »

Fatiguée de toujours ressasser un peu les mêmes thèmes, Charlène Favier a ressenti le besoin de vider la question une bonne fois pour toutes en la creusant davantage. Pour ce faire, elle a notamment revisité son propre passé, dans lequel se trouve un rapport ambigu et malsain entre l’athlète adolescente qu’elle était et son entraîneur.

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Slalom est le premier long métrage de Charlène Favier.

Tout m’est alors apparu soudainement d’une grande évidence. C’est sorti tout seul, sans que je comprenne vraiment ce que j’étais en train d’écrire, sans même en avoir conscience. Quand mon producteur a lu le script, il a clairement vu un film sur les abus sexuels dans le sport.

Charlène Favier

« Et quand il me l’a dit, j’ai voulu tout arrêter, parce que je n’avais pas envie de faire ça. La part de dramaturgie et de romanesque que j’ai injectée dans l’histoire m’a toutefois aidée à prendre du recul sur mon propre parcours », ajoute-t-elle.

Une relation obsessive

Le récit de Slalom repose essentiellement sur la relation entre un entraîneur de ski, ancien champion lui-même (Jérémie Renier), et une adolescente de 15 ans très douée (Noée Abita). Au gré des victoires de cette dernière, cette relation occupera rapidement tout l’espace dans la vie de l’un et de l’autre. Contrairement aux sensations fortes que l’homme fait découvrir à « son » athlète quand il l’emmène en voiture sur des pistes enneigées pour s’amuser, les dérapages ne sont pas toujours contrôlés.

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Jérémie Renier et Noée Abita dans Slalom, un film de Charlène Favier

« Une relation entre un athlète et son coach, même très saine et sans ambiguïté, est toujours particulière, parce que l’intimité de l’athlète est en quelque sorte brisée, fait remarquer la cinéaste. Son corps devient un objet de réussite. On le modèle, on le touche, on le regarde davantage comme une chose plutôt qu’un corps habité par une âme. Au bout d’un moment, cet objet de réussite peut aussi devenir un objet de désir. Comment peut-on faire pour éviter ce transfert-là ? On ne parle jamais de cet aspect. »

Charlène Favier évoque aussi la nature très exclusive d’une telle relation, d’où les parents sont souvent exclus « parce qu’ils ne peuvent pas comprendre ».

Le système laisse faire parce que la gloire associée aux victoires est trop belle, observe-t-elle. On préfère ignorer toute la partie immergée de l’iceberg pour ne montrer que ce qui fait briller ceux qui naviguent autour de ce milieu sportif.

Charlène Favier

« Le film a d’ailleurs été difficile à financer, car personne n’avait envie d’entendre parler de ce sujet. Personne ! C’était dingue ! Quand je tentais de leur expliquer l’importance d’en parler, on me répondait : oui, mais non… C’est bien écrit, c’est original, mais non. Et puis, les films de sport, ça ne marche pas ! Or, Slalom n’est pas du tout un film de sport ! », assure-t-elle.

Puis vint le mouvement #metoo en 2017. Le milieu sportif n’a certes pas été épargné. Aux États-Unis, au Canada, en France, un peu partout, le monde a enfin pris conscience d’un phénomène beaucoup plus répandu qu’on ne pourrait le croire. Qui devait être dénoncé.

« Ça m’a donné la force de continuer, car je sentais bien qu’il fallait que j’aille jusqu’au bout, souligne celle qui a déjà pensé s’installer au Québec dans sa jeunesse. D’un seul coup, les sportifs se sont mis à parler et cette parole a été entendue. Si Slalom était sorti il y a cinq ans, je ne suis pas certaine que la société aurait été prête à le regarder. Maintenant, on en connaît l’importance. »

Une alter ego prénommée Noée

Au moment de l’écriture de son scénario, Charlène Favier a pris peur, car elle a bien pris la mesure de la responsabilité lui incombant. N’ayant pas encore de long métrage à son actif, la réalisatrice a d’abord voulu se lancer dans un court métrage, histoire de bien évaluer ses capacités à mettre en scène un récit aussi sensible. C’est en élaborant Odil Gorri qu’elle a pu rencontrer Noée Abita, une jeune actrice révélée dans Ava, de Léa Mysius, vue aussi dans Genèse, de Philippe Lesage.

« Avec Noée, ce fut un coup de foudre. Elle est devenue ma petite sœur, mon alter ego. Elle comprend tout, on se reconnaît l’une et l’autre. Un lien très fort nous unit. Après avoir tourné Odil Gorri avec elle, il était évident que Noée jouerait aussi le personnage principal de mon long métrage. J’ai maintenant hâte qu’elle grandisse un peu, qu’elle fasse d’autres films, qu’elle vive des choses. J’ai envie de la retrouver dans quelques années, nourrie de ses expériences de vie. Noée est une grande actrice et deviendra encore plus grande. Le travail qu’elle a fait pour Slalom est exceptionnel. Elle a beaucoup joué jusqu’à maintenant les jeunes filles ayant une sexualité défaillante, comme un truc qui la poursuit. Je crois que, elle comme moi, avons maintenant envie de passer à autre chose. »

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Jérémie Renier et Noée Abita dans Slalom, un film de Charlène Favier

De son côté, Jérémie Renier (Cloclo, L’amant double) a fait valoir son intérêt dès qu’il a pu lire le scénario. La surprise fut d’autant plus belle pour la réalisatrice qu’elle a d’abord cru que l’acteur n’était pas du tout intéressé, le scénario étant resté sur le bureau de l’agent pendant un bon bout de temps avant de lui parvenir.

« Il se trouve que la connexion s’est très vite faite, comme avec Noée, raconte la cinéaste. Nous avons tous eu un peu la même vie. Nous n’avons pas vraiment fait d’études, nous nous sommes construits tout seuls, au gré de parcours un peu chaotiques. Quelque chose s’est mis en place pour ce film d’une façon qui n’était pas arrivée sur les courts métrages. On dirait que l’univers a réuni des forces pour qu’on se rencontre et qu’on fasse Slalom ensemble, tous les trois. Je n’avais surtout pas le droit de me planter ! »

Slalom prendra l’affiche le 12 mars.