Un chauffeur de taxi a récemment demandé à Éléonore Loiselle si elle avait 10 ans. Elle en a le double. La comédienne, toute menue, en rit. On lui propose souvent des rôles d’adolescente depuis qu’elle a été révélée, à 15 ans, par le film Dérive, du réalisateur David Uloth. Mais jamais des rôles d’enfant…

Éléonore Loiselle incarne dans Guerres, premier long métrage du cinéaste Nicolas Roy (à l’affiche depuis vendredi), une soldate de 20 ans qui entretient des rapports tordus avec son supérieur hiérarchique (David La Haye), sergent autoritaire ayant l’âge de son père, l’un de ses anciens compagnons d’armes.

Le rôle, physique et exigeant, lui a valu en août dernier le Prix d’interprétation féminine du 55e Festival international du film de Karlovy Vary. « Je suis très touchée qu’on reconnaisse mon travail, dit-elle. Je ne suis pas la seule comédienne à vivre de l’insécurité. On ne se voit pas jouer. On ne sait pas ce qui sera retenu au montage. Ça rassure ! »

Éléonore Loiselle, que l’on a vue dans la dernière année au cinéma dans Hygiène sociale, de Denis Côté, ainsi que dans L’échappée, populaire téléroman de TVA, a grandi à Montréal, dans le quartier Côte-des-Neiges. Son père, originaire de Sainte-Foy, travaille en informatique, et sa mère, née dans le sud de la France, est éducatrice en garderie. Ce sont des cinéphiles qui ont initié très tôt leur fille au cinéma. « J’ai développé une sensibilité très jeune au jeu grâce aux films que me présentait ma mère », dit Éléonore, qui apprécie en particulier le cinéaste Leos Carax et son acteur fétiche Denis Lavant.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

La comédienne Éléonore Loiselle

De tous les regards que l’on pose sur son travail, celui des jurys, celui de la critique, c’est celui de ses parents qui demeure le plus important. « Je leur fais extrêmement confiance. Ils me soutiennent beaucoup. J’ai la chance d’avoir une très bonne relation avec mes parents. Ils me font aussi confiance dans mes choix. »

La passion du jeu lui est venue à l’adolescence, comme une forme d’exutoire à son parcours scolaire, qu’elle a trouvé difficile. Sa sœur aînée, Cassandre, est aussi comédienne et étudie le théâtre à l’UQAM. « Un jour, je souhaite jouer avec elle ! », confie l’autodidacte, qui aimerait aussi faire des études de théâtre. « J’ai envie d’explorer autre chose dans mon jeu, dit-elle. Et je ne veux pas que faire de l’interprétation. Je veux me diversifier. »

Elle rêve d’écrire pour le théâtre et s’intéresse à des disciplines aussi variées que le théâtre de marionnettes et la danse. Tout ce qui a trait au corps et à son mouvement. Elle a été fascinée, en ce sens, par l’interprétation d’Agathe Rousselle dans Titane, de Julia Ducournau, plus récent lauréat de la Palme d’or. « Elle n’a pas beaucoup de répliques, mais tout son jeu est dans ses yeux, dans sa façon de bouger, de respirer. Il y a plusieurs couleurs, plusieurs variantes, plusieurs textures dans le même corps. Ça me parle beaucoup. »

Je lui fais remarquer qu’on a beaucoup parlé de l’androgynie du personnage principal de Titane et que c’est un terme qui revient souvent lorsqu’il est question d’elle et de son look garçonne.

C’est vrai. Je me demande si j’ai toujours envie de jouer avec l’androgynie. Et pourquoi on me choisit pour ça. Peut-être parce que j’ai cette énergie ou parce que c’est ce que je dégage. Et parce que j’ai les cheveux courts. Ce que je trouverais aussi intéressant, c’est de prendre quelqu’un qui dégage une énergie androgyne et lui faire jouer l’inverse.

Éléonore Loiselle

Son personnage dans Guerres a une vague parenté avec celui qu’interprète Agathe Rousselle dans Titane, en raison tant du jeu avec son corps que de sa relation trouble avec une figure paternelle. « C’est aussi un personnage complexe. Il n’y a pas beaucoup de répliques, mais tout est intérieur, tout est dans sa tête. Il y a un fil de tension entre les deux personnages. Il y a de l’amour et de la haine. »

Le début de carrière d’Éléonore Loiselle est un tourbillon de propositions fortes. Peu après le tournage de Dérive, film dans lequel son personnage d’Océane est violé par un homme qui a le double de son âge, Alix Dufresne lui a proposé de jouer dans l’adaptation théâtrale de La déesse des mouches à feu, de Geneviève Pettersen.

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Éléonore Loiselle (à droite) lors du tournage de La déesse des mouches à feu, en juin 2019

Elle fut ensuite recrutée par Anaïs Barbeau-Lavalette pour la version cinématographique de ce récit initiatique pour le moins rock and roll. Le rôle de Marie-Ève lui a valu d’être nommée au plus récent gala Québec Cinéma dans la catégorie de la meilleure actrice de soutien. « Je trouve ça fascinant quand les rôles sont difficiles ou loin de moi », dit celle que l’on a aussi pu voir dans la série Cerebrum à Radio-Canada.

Si elle est reconnaissante d’avoir pu interpréter à un jeune âge des rôles aussi intéressants, elle a aussi déjà vécu une forme de désillusion par rapport à son métier. Elle a courageusement dénoncé il y a un an dans La Presse les conditions d’un tournage qui l’a laissée traumatisée et en colère.

On lui a fait tourner des scènes de nudité, de masturbation et de viol sans plus d’avertissements. Elle avait à peine 18 ans et s’est beaucoup remise en question. « Je ne pouvais plus travailler après ça, dit-elle. Il y avait une caméra devant moi et je faisais une crise de panique. »

Son témoignage a certainement fait œuvre utile. De nouvelles mesures ont été mises en place par l’Union des artistes afin de mieux protéger les comédiens sur les plateaux. « C’est important d’être bien entouré quand on débute dans le métier, dit-elle. On est jeune, on ne connaît pas tout. C’est bien d’être épaulé et conseillé par des gens qui ont plus d’expérience et de maturité, pour comprendre tous les aléas.

C’est du plaisir, jouer, mais il y a plusieurs choses qui te brassent et te remettent en question. C’est intimidant aussi de faire ça avec une équipe, des gens plus âgés. On veut tellement bien faire. Il y a plein de jeunes comédiens et comédiennes qui ont un premier rôle et qui disent : “Super ! Je suis prêt à tout faire !” Et ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. On ne connaît pas assez nos droits.

Éléonore Loiselle

Aujourd’hui, assure-t-elle, elle va beaucoup mieux. Elle attend avec beaucoup de bonheur son retour sur les planches dans la reprise de la pièce Ceux qui se sont évaporés, de Rébecca Déraspe, au Théâtre d’Aujourd’hui en avril. On pourra la voir dès le 16 décembre dans la série Le monde de Gabrielle Roy, sur l’Extra de Tou.tv, dans le rôle de la sœur de la grande écrivaine, ainsi que dans Falcon Lake, premier long métrage de la comédienne Charlotte Le Bon. Et tout ça, ce n’est que le début.

Le film Guerres est présenté en salle et sera offert sur Crave dès le 21 novembre.