La cinéaste Michèle Stephenson s’est toujours intéressée aux questions de justice sociale et raciale. Dans Apatrides, son plus récent documentaire, cette femme d’origine haïtienne qui a grandi et étudié au Québec s’intéresse au sort des quelque 200 000 Dominicains d’origine haïtienne qui ont perdu leur citoyenneté à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle en 2013. La Presse l’a jointe à Brooklyn, où elle vit.

À notre avis, ce documentaire se situe dans la continuité de votre cinéma voué aux communautés oubliées des grands médias. Est-ce le cas ?

Oui. Mon travail narratif est centré sur les questions de justice sociale et de justice raciale. Mes origines haïtiennes et mon vécu d’immigrante noire m’ont formée et amenée à développer une passion pour raconter des histoires des communautés auxquelles j’appartiens et suis attachée. Et aussi à développer un questionnement sur notre vécu.

Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser aux apatrides dominicains ?

En septembre 2013, la Cour constitutionnelle de la République dominicaine a rendu ce jugement par lequel 200 000 Dominicains d’ascendance haïtienne ont été dénationalisés. Ils avaient des certificats de naissance légitimes et, d’un jour à l’autre, ces certificats ne valaient plus rien. Lorsque cette décision a été rendue, je me suis dit qu’il fallait m’engager. De fil en aiguille, j’ai rencontré l’avocate Rosa Iris Diendomi Álvarez [personnage principal du documentaire]. Nous avons passé cinq ans ensemble. Elle m’a présenté son cousin Teofilo, un de ces apatrides.

Est-ce que d’autres militants comme Rosa Iris viennent en aide aux Dominicains sans papiers ?

Oui ! De nombreuses femmes comme elle ont fait des interventions au bénéfice des apatrides. Parallèlement à mon travail pour ce film, j’ai réalisé un court métrage sur l’une de ces militantes, Elena Lorac. Elle a travaillé très fort pour qu’elle-même et ses parents retrouvent leurs papiers. Il faut aussi comprendre qu’à la suite de pressions internationales, le gouvernement a accordé aux apatrides une sorte de permission de continuer à vivre dans le pays. Mais ces documents ne leur reconnaissent plus une citoyenneté à 100 %.

Vous avez donné la parole à des nationalistes dominicains qui voudraient que les Haïtiens restent chez eux. Les joindre a-t-il été difficile ?

Pas du tout ! Au contraire, des gens comme Gladys [autre personnage du film] et ses collègues voulaient un microphone pour raconter leur histoire. Avec Gladys, je posais une question et mes journées étaient pleines ! Elle voulait m’amener à toutes sortes d’endroits pour me prouver que les Haïtiens n’avaient pas le droit de vivre dans son pays. Sur le plan émotif, c’était difficile pour moi. Difficile d’entendre toute cette haine et de savoir que rien ne les ferait changer d’opinion. Mais c’était très important que leur point de vue soit entendu pour qu’on se rende compte des immenses obstacles se dressant entre Haïtiens et Dominicains.

PHOTO FOURNIE PAR L’ONF

Michèle Stephenson

En poste durant votre tournage, le président Danilo Medina semble déborder sur sa droite ?

C’est pour cela que je voulais avoir sa parole dans le film. Il représente le néolibéralisme qui répand une forme de bonne parole cachant une autre réalité. Il entretient une forme de propagande qu’il m’importait de montrer. Il a été depuis remplacé par Luis Abinader, dont le parti a peu de différences avec celui de Medina.

Pour bien des gens, la République dominicaine, ce sont des plages. Mais la réalité est tout autre…

Oui, mais je ne vais pas plaider pour un boycottage. La situation actuelle illustre le cercle vicieux du capitalisme racial. Pour qu’on puisse jouir de la plage à un prix raisonnable, la République dominicaine exploite les gens qui n’ont plus de papiers, une main-d’œuvre qui occupe des emplois sous-payés, comme le ménage des chambres, la cuisine, le nettoyage des toilettes. Et ils sont sans recours.

On lit à la fin du film que Rosa Iris a trouvé refuge aux États-Unis. Comment va-t-elle et est-ce qu’elle s’intéresse toujours aux apatrides ?

Sa demande d’asile aux États-Unis a été acceptée et elle vit en Pennsylvanie. Elle a reçu une bourse pour faire une maîtrise en droits de la personne à l’American University. En plus, elle s’occupe de migrants dominicains qui viennent s’installer aux États-Unis. À distance, elle maintient des contacts avec l’organisation dont elle était membre en République dominicaine. Elle a trouvé une nouvelle mission.

En salle dès ce vendredi, en version originale espagnole et créole haïtien avec sous-titres français au Cinéma du Musée et avec sous-titres anglais au Cinéma du Parc. Sur Cinéma en ligne dès le 3 septembre.