Un troublant documentaire raconte comment le personnage inoffensif de Pepe the Frog a été récupéré sur la Toile par l’extrême droite américaine, au grand désespoir de son auteur

Il est vert, il est gentil et il est devenu, bien malgré lui, un symbole de haine aux États-Unis.

Au cas où vous ne le connaîtriez pas, faisons les présentations : il s’appelle Pepe the Frog et a été créé en 2005 dans une bédé totalement apolitique nommée Boys Club, où quatre copains aux têtes d’animaux fument des joints et vomissent en mangeant de la pizza.

Ce personnage de grenouille, résolument inoffensif, aurait normalement dû rester confiné à l’underground et devenir un héros culte pour poteux attardés.

Mais le destin en a voulu autrement.

En l’espace de quelques années, Pepe the Frog est devenu une vedette du cyberespace, puis une mascotte pour l’extrême droite et les suprémacistes blancs américains, jusqu’à être récupéré par un Donald Trump en route vers la Maison-Blanche.

Comment cela est-il arrivé ? C’est la question que se pose sans doute encore son créateur, Matt Furie. Et à laquelle tente de répondre Arthur Jones dans le documentaire Feels Good Man, prix spécial du jury au dernier festival de Sundance.

PHOTO KURT KEPPELER, FOURNIE PAR READY FICTIONS

Matt Furie, créateur de Pepe the Frog, dans une scène du documentaire Feels Good Man

« Pepe a gagné une terrible loterie. Il est rentré dans une machine et est sorti complètement différent de l’autre côté », résume Arthur Jones, joint par Zoom chez lui, à Los Angeles.

Lui-même bédéiste, Arthur Jones était un fan de Pepe the Frog bien avant sa mutation. Quand il a vu que le personnage était devenu un outil de propagande pour le mouvement néonazi, il s’est dit qu’un documentaire s’imposait pour rétablir les faits.

« J’ai voulu montrer que Pepe n’était pas simplement un mème sur l’internet, qu’il avait une origine, qu’il provenait d’un univers imaginaire. Que les gens sachent qu’il était en fait un dérivé de l’œuvre de Matt Furie », dit-il.

Du pareil au « mème »

On dit souvent qu’une fois mise au monde, une œuvre n’appartient plus à son créateur. C’est particulièrement vrai dans le cas de Pepe the Frog.

Quand il lance Boys Club en 2005, Matt Furie est loin de se douter quel monstre deviendra sa grenouille. À cette époque, le phénomène des mèmes commence à prendre sa place sur la Toile. Les internautes aiment bien faire circuler ces images parfois drôles, sorties de leur contexte et accompagnées de commentaires, pour exprimer une émotion ou une opinion quelconque.

En quelques mois, la tête de Pepe devient ainsi l’écran blanc sur lequel on projette son bien-être (feels good man), son mal-être (feels bad man) ou sa colère (Reeeeeeeeee ! !).

Elle s’impose tout particulièrement sur le site 4chan, plateforme pour « geeks », où l’anonymat favorise l’émergence de « trolls » et une certaine radicalisation des propos.

Au tournant des années 2010, la popularité de Pepe dépasse les cercles d’initiés. Le personnage est récupéré par les « normies » (les gens ordinaires), au point d’être cité par les chanteuses pop Katy Perry et Nicki Minaj.

Craignant de voir Pepe devenir trop grand public, les utilisateurs de 4chan se radicalisent et représentent la grenouille de façon de plus en plus provocatrice. Ici avec une croix gammée, là avec une moustache d’Hitler, plus loin avec une mitraillette, dans des mises en scène résolument inquiétantes.

De fil en aiguille, Pepe devient le visage d’une certaine Amérique, mal dans sa peau, obscurantiste. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne soit adopté par le mouvement alt-right américain, à commencer par les suprémacistes blancs Alex Jones ou Richard Spencer, qui le brandissent comme un logo.

SAISIE D’ÉCRAN DE TWITTER

La récupération politique de Pepe the Frog se cristallise en 2015 lorsque Donald Trump, en pleine campagne présidentielle, retweete une image de lui arborant le visage de la grenouille.

Cette récupération politique se cristallise en 2015 lorsque Donald Trump, en pleine campagne pour la présidentielle, retweete une image de lui arborant le visage de Pepe. La grenouille est arrivée au sommet de la pyramide.

« C’est à ce moment que j’ai senti qu’il y avait un film à faire », résume Arthur Jones.

La riposte

Feels Good Man démontre de façon assez convaincante comment les mèmes sont devenus en moins de 10 ans un puissant outil de propagande politique. « Pepe fut l’un des premiers exemples » de cette réalité, note le documentariste, en ajoutant que le phénomène n’a fait que grandir et se complexifier depuis. Il cite des entités comme QAnon ou Blue Lives Matter, qui fonctionnent aujourd’hui selon le même principe, celui « d’utiliser des mèmes dans un but de radicalisation ».

Feels Good Man nous explique tout cela. Et raconte aussi comment le pauvre Matt Furie, dépassé par les évènements, a tenté de reprendre possession de son personnage, après que celui-ci a été officiellement classé comme un « symbole haineux » par la Ligue anti-diffamation des États-Unis (ADL).

Cette mission quasi impossible donnera quelques résultats tangibles, même si Pepe est encore, à ce jour, sur la liste noire de l’ADL.

On se demande, du reste, si le bédéiste n’a pas réagi trop tard pour protéger ses droits, et jusqu’à quel point il a été victime de sa passivité.

Arthur Jones – qui est aussi son ami – préfère le défendre. « Il n’a pas réalisé tout de suite ce qui se passait. Et c’est vrai qu’au début, c’était assez flatteur. Cela dit, il n’y a pas vraiment de feuille de route. Il a été un des premiers à faire face à ce genre d’expérience. Il faut admettre que ce n’est pas quelque chose de simple à gérer. »

Selon M. Jones, Matt Furie n’a pas encore complètement fait la paix avec cette histoire. Le dessinateur s’est recyclé dans les livres pour enfants, tandis que son personnage continue de vivre sa vie propre, quoiqu’avec beaucoup moins d’impact politique aux États-Unis.

PHOTO FOURNIE PAR READY FICTIONS

Le personnage de Pepe a réémergé l’an dernier à Hong Kong, où il est devenu la coqueluche du mouvement prodémocratie.

Pepe a cependant réémergé l’an dernier à Hong Kong, où il est devenu la coqueluche du mouvement prodémocratie. Comme quoi l’histoire n’est pas finie. Et les grenouilles, comme les chats, ont neuf vies…

SAISIE D’ÉCRAN TIRÉE D’IMDB

Feels Good Man, documentaire d’Arthur Jones

Feels Good Man

Documentaire

Arthur Jones

92 minutes

Consultez l’horaire du film au Cinéma Moderne