Avec la réouverture des cinémas, tous les yeux sont tournés vers Suspect numéro un de Daniel Roby, premier grand film québécois à arriver en salle après trois mois et demi d’arrêt. Coïncidence, il a fallu 13 ans au réalisateur pour voir ce projet se réaliser. Le fruit de l’entêtement, soutient ce dernier. Entrevue.

Au bout du fil, le cinéaste Daniel Roby a un sourire dans la voix lorsqu’on lui suggère que son cinquième long métrage, Suspect numéro un, est son projet le plus ambitieux. Mais, au fil de la conversation et de ses propres réflexions, il change de qualificatif.

« Je dois parler davantage d’entêtement que d’ambition, lâche-t-il. Suspect numéro un a été le film de l’entêtement. »

Entêtement parce que Roby a mis 13 ans à voir ce film passer de l’idée première, une adaptation libre de l’affaire Alain Olivier, à la sortie en salle. Treize ans, plusieurs obstacles, au financement comme au casting, quelques moments où « tout allait s’effondrer » et une pandémie qui allait repousser la sortie du 24 avril au 10 juillet. Mais rendu là, ce n’est pas une pandémie qui allait l’arrêter, cet homme à la couenne dure.

Je suis difficile à décourager. C’est un des traits de ma personnalité. Lorsque nous vivions un blocage, un arrêt, je trouvais un mécanisme de solution.

Daniel Roby

Au fond, le long parcours de son film est à l’image de celui des deux personnages centraux, Daniel Léger (Antoine Olivier Pilon), un Canadien injustement emprisonné en Thaïlande à la suite d’une bavure policière, et Victor Malarek (Josh Hartnett), journaliste d’enquête teigneux du Globe and Mail, soucieux de faire éclater la vérité au grand jour, fût-ce au détriment de sa famille et de son travail.

PHOTO FOURNIE PAR LES FILMS SÉVILLE

Antoine Olivier Pilon incarne Daniel Léger dans Suspect numéro un.

L’histoire est librement inspirée de l’affaire Alain Olivier (voir la capsule) qui a commencé en 1989 et dont M. Roby a pris connaissance en lisant une chronique de Pierre Foglia dans La Presse du 14 décembre 2006.

Même si l’histoire datait de plusieurs années, il a été happé par les thèmes qui y étaient liés. « La chronique racontait comment l’esprit de corps se manifeste dans la police lorsque survient un mensonge, dit-il. De plus, il y avait au cœur de l’histoire ce thème important de la liberté de la presse et du journalisme d’enquête pour protéger notre démocratie. »

Début 2007, il se met à la tâche. Il lit tout ce qui lui tombe sous la main à propos de cette affaire. Dont l’ouvrage Gut Instinct de Malarek sorti en 1996. Lorsqu’il apprend qu’Alain Olivier poursuit le gouvernement fédéral, il assiste durant trois mois, cinq jours par semaine, au procès. Tout en essayant de faire son montage financier et en cherchant les bons acteurs pour incarner les deux personnages principaux.

À ce moment-là, Daniel Roby a un seul film, La peau blanche, à son actif. Encouragé par l’accueil du public et quelques prix, il croit que Suspect numéro un (d’abord appelé Gut Instinct) sera son second. Erreur. Il fera Funkytown (2011), Louis Cyr : L’homme le plus fort du monde (2013) et Dans la brume (2018) avant de le terminer.

« J’étais sur le point d’entrer en préproduction lorsque notre investisseur international s’est retiré du projet, se souvient-il. J’ai alors perdu mon casting. Tout a été refait. J’ai tourné trois ou quatre ans plus tard que prévu. »

Le budget a pu être bouclé. Mais pas à la hauteur espérée. Autour de 7 millions de dollars. « Mon plus petit budget depuis La peau blanche », note Roby. Or, le projet restait ambitieux avec 43 jours de tournage en Thaïlande, à Vancouver et à Montréal. « Il était hors de question pour moi de tout reconstituer dans le Plateau Mont-Royal, dit le cinéaste. Et pour le rôle de Malarek, je voulais un acteur d’envergure pour avoir un impact à l’international. Ç’a été un long processus. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Fin juin 2018 dans un secteur industriel de Laval. La scène finale du film met en scène Daniel Léger de retour au Canada, où il doit continuer à purger sa peine afin sa libération conditionnelle. On reconnaît ici Josh Hartnett et Antoine Olivier Pilon.

Il a donc fait des choix. Et couru des risques. Comme celui de tourner en lumière naturelle. « Avec le directeur photo Ronald Plante, on a appliqué la stratégie de Jean-Marc Vallée de ne pas éclairer. Cela permettait d’avoir une facture visuelle réaliste et de réduire la grosseur de l’équipe. »

Il a aussi dit adieu à son cachet de réalisateur.

Lorsque le moment du tournage est arrivé, tout s’est bien déroulé. Notamment en Thaïlande. « On a travaillé là-bas avec des techniciens habitués aux grosses productions américaines. J’ai pu tourner dans une vraie prison et plusieurs figurants étaient d’anciens prisonniers. »

Fasciné par l’histoire

Avec Funkytown (adaptation libre de l’affaire Alain Montpetit) et Louis Cyr, le film constitue la troisième incursion de Roby dans l’histoire du Québec.

« On fait des choix inconscients », assure-t-il. Mais à y regarder de près, il reconnaît avoir été fasciné par plusieurs fictions historiques : Raging Bull de Martin Scorsese, Erin Brockovich de Steven Soderbergh, JFK d’Oliver Stone...

« C’est une façon de regarder l’histoire à travers le point de vue d’un auteur et de nous refaire vivre des évènements d’une façon plus personnalisée que dans un documentaire, un livre ou un article de journal », dit-il.

Il n’a pas étudié l’histoire, mais a développé une passion pour la recherche afin de comprendre « la motivation derrière les personnages ». Il qualifie de « gigantesque » celle faite pour Suspect numéro un.

Et il n’en a pas fini avec la fiction historique. « J’ai deux autres projets sur des évènements réels », dit-il sans donner plus de précisions.

Mais avant cela, M. Roby va laisser partir ce gros navire que fut Suspect numéro un. La première de quatre projections pour 50 personnes dans la même journée aura lieu le 8 juillet au Cinéma du Musée. Acquise par Universal, l’œuvre sortira aux États-Unis le 24 juillet et partout dans le monde.

M. Roby assure ne pas avoir de deuil à faire. « Il était temps que ça aboutisse, dit-il en riant. Et puis, qu’il arrive au moment de la réouverture des salles de cinéma est le fun. Le momentum est bon pour parler d’autre chose que du virus. »

En salle le 10 juillet

L’affaire Alain Olivier

En 1989, Alain Olivier, 27 ans et accro à l’héroïne, est la cible d’agents de la GRC qui croient qu'il est un important trafiquant. Se faisant passer pour des trafiquants, ils l’emmènent en Thaïlande dans l’espoir de le prendre en flagrant délit et de démanteler un réseau. Mais au moment de l’achat, Olivier se procure une quantité minime d’héroïne par l’entremise d’un chauffeur de tuk-tuk. L’opération tourne mal et un policier canadien meurt tragiquement. Olivier et le chauffeur de tuk-tuk sont incarcérés et jugés coupables. Le chauffeur, père de trois enfants, mourra d’une pneumonie. Huit ans après son incarcération et une condamnation à mort, Olivier sera libéré à la suite de l’enquête de Victor Malarek. Revenu au pays, il intente une poursuite de plus de 47 millions de dollars contre le gouvernement, mais ses requêtes seront rejetées. Alain Olivier a été renommé Daniel Léger dans le film de Daniel Roby pour éviter toute poursuite judiciaire.