Diffusé sur la plateforme Tënk, le documentaire Maison du bonheur s’inscrit dans une continuité chez la cinéaste torontoise Sofia Bohdanowicz. À ses yeux, les femmes — mères, grands-mères, arrière-grands-mères — sont les liants des familles, les gardiennes de la tradition. La Presse a joint Mme Bohdanowicz en Angleterre.

La Presse : Votre film raconte l’histoire de Juliane Sellam, qui habite depuis 50 ans dans le même appartement de Montmartre, à Paris. Qu’est-ce qui vous a attiré vers elle ?

Sofia Bohdanowicz : J’ai fait la connaissance de sa fille Hélène à la suite d’une projection de quelques-uns de mes films sur ma grand-mère et mon arrière-grand-mère maternelles. Hélène m’a dit que mes films lui faisaient penser à sa mère et que je devrais faire un film sur elle. J’ai tout de suite eu un bon sentiment. J’aime montrer la vie des femmes aînées. On ne porte pas assez attention au travail qu’elles réalisent pour faire fonctionner une famille, pour aider leurs enfants à s’épanouir. J’ai tourné mon film en juillet 2015, le mois où j’ai eu 30 ans. Pour l’occasion, je l’ai tourné en 30 jours.

En lisant quelques notes sur votre carrière, on remarque tout de suite cet intérêt pour les femmes âgées. Pourquoi ?

Je ne voyais pas de femmes aînées au cinéma alors qu’elles portent une grande richesse. Les rares films dans lesquelles elles se retrouvent présentent de vieilles dames confuses ou méchantes. Je désirais abattre ces stéréotypes. J’avais cette envie de rendre visible leur histoire invisible. Car elles ont la sagesse. Elles ont la force. Dans mon cas, mes grands-mères m’ont inspirée et aidée à savoir qui je suis. 

Vous avez tourné en 2015. Votre film doit donc prendre une autre signification avec l’actuelle pandémie, qui fait tant de victimes chez les personnes âgées ?

Ah ! J’ai la chair de poule ! Encore une fois, j’insiste : on tient trop pour acquises les femmes âgées qui maintiennent nos familles ensemble et protègent nos traditions. Or, la COVID fait très peur. Comme réalisatrice, je capte les histoires des personnes âgées. Mais s’il n’y a plus d’occasions de capter et de conserver ces histoires, les traditions sont menacées. Mon travail est beaucoup nourri du cinéma de Barbara Hammer, de l’ouvrage L’infraordinaire, de Georges Perec, qui questionne ce qui meuble notre quotidien.

PHOTO FOURNIE PAR TËNK

La pétillante Juliane Sellam, sujet du film Maison du bonheur

Quelle est la plus grande caractéristique de Juliane ?

Elle est authentique. Sincère. Joyeuse. Honnête. La femme que vous voyez dans le film est la même avec qui j’ai vécu au jour le jour. Elle vit sa vie d’une façon incroyable. Elle porte un grand bonheur. Certains me disaient qu’elle était peut-être dans une forme de déni, mais elle est juste comme ça. Elle a une façon unique de voir la vie.

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Scène du film Maison du bonheur

Vous avez tourné en 16 mm, ce qui donne un petit côté suranné au film. Comment ce procédé s’est-il imposé ?

Mon premier film a été fait avec une Bolex 16 mm. J’aime le côté satiné de la pellicule. J’aime l’odeur de poison des produits chimiques (rires). Ce contact direct avec le matériel et toutes les manipulations à faire, absentes du numérique, nous forcent à vivre le moment présent et à l’apprécier. Ça nous force à créer des images intelligentes dans l’urgence. D’ailleurs, j’avais 30 bobines de 3 minutes pour mon film [qui dure 62 minutes], car j’avais très peu d’argent. Cela m’a forcée à bien réfléchir à chaque plan. J’ai adoré cette mise en situation. 

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Juliane Sellam, sujet du film Maison du bonheur, est aussi astrologue.

Dans un texte de présentation, le festival Hot Docs vous a qualifiée d’Agnès Varda de Toronto. Qu’en pensez-vous ?

Quel compliment ! Mais c’est lourd à porter. C’est vrai qu’Agnès Varda [morte le 29 mars 2019] est une inspiration. Alors que je tournais Maison du bonheur, j’ai eu la chance de faire sa connaissance. J’étais avec mon producteur, et nous sommes passés par hasard devant son atelier. J’ai cru que c’était un magasin et je me suis dit : entrons pour acheter quelques souvenirs d’Agnès Varda. Mais c’était sa maison, et elle était là ! Je me suis sentie coupable et me suis excusée. Mais elle m’a dit de ne pas m’inquiéter. Elle était en plein travail et nous a laissés la voir à l’œuvre. Que mon héroïne du cinéma nous accorde cette place dans sa vie alors qu’elle était très occupée m’a beaucoup émue. Son film Daguerréotypes [Varda habitait rue Daguerre, dans Montparnasse] nous montre qu’on peut faire des films avec peu de moyens. Et c’est ce que je m’emploie à faire.

Maison du bonheur est diffusé pendant quelques semaines sur la plateforme Tënk.

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