Lauréate du prix du meilleur scénario l’an dernier au Festival de Cannes, la cinéaste Céline Sciamma a d’abord voulu faire un film contemporain, campé à la fin du XVIIIe siècle, au cœur duquel figure une grande histoire d’amour. Mettant en vedette Adèle Haenel et Noémie Merlant, Portrait de la jeune fille en feu ramène aussi dans la mémoire collective toutes ces femmes peintres dont les traces ont été effacées des livres d’histoire.

En plus de s’être distinguée à titre de cinéaste grâce à des films comme Naissance des pieuvres ou Bande de filles, Céline Sciamma est aussi une scénariste qui, parfois, met son talent au service des autres. On compte notamment Quand on a 17 ans (André Téchiné) et Ma vie de Courgette (Claude Barras) parmi ses plus beaux accomplissements à ce chapitre. Portrait de la jeune fille en feu occupe une place un peu particulière dans son œuvre, dans la mesure où la réalisatrice, aussi autrice, a cogité ce film pendant plusieurs années.

« Le chemin fut long, a-t-elle expliqué au cours d’un entretien accordé à La Presse au festival de Toronto. Il y avait d’abord cette idée d’élaborer une grande histoire d’amour, ce qui, malgré ce qu’on pourrait croire, n’est pas si fréquent. J’avais aussi envie de travailler avec Adèle Haenel de nouveau, et de parler d’artistes femmes, de les montrer au travail. Cela m’a amenée à réfléchir au cinéma, à ce que veut dire de regarder vraiment quelqu’un. Après, il faut chercher la façon d’imbriquer toutes ces ambitions, trouver la musicalité pouvant lier tout ça. »

Un désir en combustion lente

L’histoire de Portrait de la jeune fille en feu relate la rencontre, en 1770, entre Marianne (Noémie Merlant) et Héloïse (Adène Haenel). Marianne est une artiste à qui l’on demande de peindre le portrait de mariage d’une jeune femme — Héloïse — ayant à peine quitté le couvent. Le récit s’articule autour de la relation qui se développera entre celle qui résiste à son destin d’épouse en refusant de poser, et celle qui décidera de peindre son modèle en secret.

« Ce n’est que lorsque j’ai pensé au concept de la double temporalité que j’ai finalement trouvé la clé de ce récit », indique Céline Sciamma.

PHOTO JOEL C RYAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

La cinéaste Céline Sciamma

J’ai souhaité faire la chronique d’un amour qu’on voit naître et qu’on suit pas à pas, comme un désir en combustion lente, avec cette autre temporalité qui relève de la mémoire et du souvenir de cet amour.

Céline Sciamma

« En jouant sur ces deux tableaux, j’ai ainsi pu explorer le rapport entre le passé et le présent, trouver la structure, et y ajouter ensuite le moteur pour entraîner les spectateurs dans cette histoire. Le scénario a vraiment pu se déployer quand est née cette idée de peindre quelqu’un en secret. »

Céline Sciamma a tenu à inventer de toutes pièces cette histoire inspirée d’une réalité d’époque, mais au cœur de laquelle se trouvent des personnages totalement fictifs. Même si ses recherches auraient pu lui inspirer un drame biographique tiré de la vie de l’une ou l’autre des nombreuses véritables artistes peintres exerçant leur art à la fin du XVIIIsiècle — Élisabeth Vigée Le Brun, Artemisia Gentileschi, Angelica Kauffmann notamment —, la cinéaste a préféré éviter les écueils du film biographique traditionnel.

« La forme du biopic ne m’intéresse pas du tout, confie-t-elle. Les portraits de femmes fortes qu’on dépeint habituellement dans ce genre de films, en montrant celles qui ont pu faire tomber toutes les barrières avec la philosophie du “si on veut, on peut”, tout ça me déprime. »

En revanche, j’ai découvert que j’étais complètement ignorante de la richesse absolue du corpus des femmes peintres de cette époque, même si elles étaient des centaines. Je me suis dit qu’il fallait en inventer une pour pouvoir les raconter toutes, en fait.

Céline Sciamma

Pour le personnage de la peintre Marianne, Céline Sciamma s’est quand même appuyée sur les travaux de Séverine Sofio, une sociologue de l’art. Portrait de la jeune fille en feu est un film « à costumes », mais la cinéaste a préféré évoquer l’époque dans laquelle est campé le récit, plutôt que de la reconstituer.

PHOTO FOURNIE PAR MK2 | MILE END

Une scène tirée de Portrait de la jeune fille en feu

« Même si elle requiert de grands moyens économiques, la reconstitution historique ne produit pas obligatoirement d’images marquantes non plus, fait-elle remarquer. On cherche surtout à faire croire à un monde. Tout dépend de la façon dont on le réinvente et comment on l’organise. Nous sommes volontairement restés dans une économie de combat. Quatre millions d’euros [environ 5,8 millions de dollars] pour un film en costumes, ce n’est rien du tout. Cela dit, ça permet l’inventivité, la radicalité, et j’étais obsédée par l’idée de faire un film très contemporain. »

Pour une meilleure représentation

Céline Sciamma est aussi reconnue pour le combat qu’elle mène afin que les femmes atteignent une meilleure représentation dans le cinéma. Elle a en outre participé à la création du Collectif « 5050 pour 2020 », lequel a produit la charte en faveur de la parité hommes-femmes qu’ont signée la plupart des grands festivals internationaux, notamment Cannes, Sundance, Venise, Berlin, et Toronto.

« Il faut créer des outils afin que la question soit prise au sérieux. Il ne s’agit pas simplement d’une opinion ou d’une impression. Il faut être politisés sur ces questions, mais l’on se rend compte que plusieurs festivals de cinéma internationaux sont tenus par des gens qui ne le sont pas. Or, le renouvellement de la création dépend directement de ces questions. Parfois, la pauvreté de réflexion des gens qui sont en place fait peur. »

PHOTO LOÏC VENANCE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Noémie Merlant et Adèle Haenel entourent Céline Sciamma, lauréate du prix du meilleur scénario au Festival de Cannes l’an dernier.

Depuis son lancement au Festival de Cannes l’an dernier, Portrait de la jeune fille en feu est l’un des films favoris de la critique et des cinéphiles. Cette perspective réjouit la cinéaste.

« J’essaie toujours de faire le film préféré de quelqu’un ! lance Céline Sciamma. Je crois que parmi ceux que j’ai faits, mon favori est celui-là. Ce fut en tout cas le plus joyeux à faire, celui dans lequel j’ai préféré vivre. Il y a sans doute là un truc de maturité personnelle aussi. Il m’est plus agréable d’avoir 40 ans que 30. Et puis, un film d’amour met en place beaucoup d’amour aussi. C’est très agréable à vivre ! »

Portrait de la jeune fille en feu prend l’affiche le 14 février.