Elle-même victime d’agressions sexuelles dans son enfance, la danseuse et actrice Andréa Bescond a d’abord transposé son histoire dans un spectacle solo, intitulé Les chatouilles ou la danse de la colère, primé à la cérémonie des Molière en 2016. Elle a ensuite écrit le scénario d’un film dans lequel elle joue, qui lui a notamment valu le César de la meilleure adaptation l’an dernier. Mettant aussi en vedette Karin Viard, Pierre Deladonchamps et Clovis Cornillac, Les chatouilles sort enfin au Québec. Entretien.

Votre film, que vous avez coécrit et coréalisé avec votre complice Eric Métayer, a d’abord été lancé au Festival de Cannes il y a près de deux ans, dans la section Un certain regard, et a été primé à la cérémonie des César l’an dernier. Au moment où il s’apprête à prendre l’affiche au Québec, on a le sentiment que les choses sont vraiment en train de bouger en France à propos de la pédocriminalité. Il y a les dénonciations d’Adèle Haenel, l’affaire Gabriel Matzneff, la polémique entourant Roman Polanski et les César. Avez-vous le sentiment que votre film est plus que jamais d’actualité ?

Malheureusement, ce sujet est constamment d’actualité. En France, le film est sorti à l’époque où l’on parlait beaucoup du cardinal Barbarin de Lyon, de l’affaire Preynat, de toutes ces jeunes victimes d’agressions sexuelles dans l’Église, que François Ozon a évoquées dans son film Grâce à Dieu. Cela dit, il est vrai que les médias commencent à dénoncer vraiment la pédocriminalité et que les victimes libèrent leur parole de plus en plus, soit sous forme de témoignage, de livre ou de film. L’actualité fait en sorte que nous en parlons beaucoup, ne serait-ce qu’avec les nominations que vient de recevoir Roman Polanski. En France, c’est un peu toujours pareil, on est souvent les derniers à réagir face à ces questions.

Comment avez-vous réagi en apprenant que le film J’accuse, de Roman Polanski, était cité dans 12 catégories en vue de la prochaine remise des trophées César, soit plus que toute autre production ?

Je n’étais pas étonnée du tout. En revanche, on sent quand même que quelque chose est en train de se passer, qu’un combat plus large est en marche. Dans le milieu intellectuel et artistique français, il y a encore énormément de résistance et on maintient toujours la distinction entre l’homme et l’œuvre. Que l’on mette Polanski une fois de plus à l’honneur ne me met pas en colère — je m’y attendais — mais j’espère quand même que J’accuse soit le dernier de ses films produit en France. Le temps va faire son œuvre de toute façon. Les vieux brontosaures qui lèvent le poing en hurlant à la censure ne semblent pas comprendre qu’il ne s’agit pas de censure du tout, mais d’une réticence à honorer cet homme…

Croyez-vous que cette polémique risque de rendre cette soirée un peu particulière ? D’autant plus qu’Adèle Haenel est en lice pour le César de la meilleure actrice, et Grâce à Dieu, de François Ozon, est cité huit fois…

Je constate en tout cas qu’il y a assez peu d’artistes qui ont envie d’assister à une cérémonie qui ne s’annonce pas très joyeuse. J’étais d’ailleurs heureuse de lire le message de François Ozon sur Instagram. À la nomenclature des nominations qu’a obtenues son film, il a écrit ceci : « L’aventure continue et le combat n’est pas fini ». Il a ajouté le mot-clic #LaParoleLibérée. Ça m’a fait du bien. Ça fait du bien de voir des artistes qui s’impliquent et qui font un cinéma qui veut bousculer les choses en disant : ça suffit ! Il faut que ça cesse, il faut que ça bouge.

Vous venez du monde de la danse. Le spectacle solo que vous avez tiré de votre expérience personnelle a connu beaucoup de succès. Comment est née l’idée d’en faire un film ?

Eric [Métayer, son conjoint] était déjà impliqué dans mon spectacle puisqu’il en signait la mise en scène. Nous avions bien entendu le fantasme d’en faire un film un jour, mais nous avions du mal à y croire, dans la mesure où nous savions que le spectacle devait vraiment obtenir un très grand succès avant de songer au cinéma. Or, un producteur est venu voir le spectacle à Avignon et a allumé tout de suite. Sa maison de production nous a donné carte blanche pour l’écriture et la réalisation, même si nous n’avions jamais écrit de scénario ou réalisé quoi que ce soit. On nous a aussi dit qu’on ne voyait personne d’autre que moi pour jouer Odette [l’alter ego d’Andréa Bescond] et qu’on nous entourerait de têtes d’affiche. Et tout cela est arrivé !

L’art a toujours été très présent dans votre vie puisque vous avez commencé à danser très jeune, comme Odette dans le film. L’art peut-il être thérapeutique ? Peut-il aussi guérir ?

Tout à fait. Je dirais cependant qu’il s’agit davantage d’un processus de réparation que de guérison. C’est l’auteure qui prend alors la charge, plutôt que la victime. En ce sens, oui, ça répare, ça comble, ça propulse. Ça permet aussi de reprendre confiance en soi, de cicatriser ces énormes blessures. Je crois que toute forme d’art, toute passion, en fait — elle peut également prendre la forme d’une activité sportive —, est bénéfique car on peut y déverser toute sa colère. On évite ainsi de retourner cette colère contre soi ou contre les autres.

PHOTO VIANNEY LE CAER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Andréa Bescond et Karin Viard lors de la présentation du film Les chatouilles au Festival de Cannes en 2018

L’écho de ce film a été assez retentissant en France. Vous avez d’ailleurs reçu un déferlement de témoignages intimes qui vous ont fait prendre conscience à quel point le drame engendré par les violences sexuelles est répandu. Vous y attendiez-vous ?

Vraiment pas. Je ne m’en remets pas encore ! Sur le plan cinématographique, notre crainte, à Eric et moi, était que les gens trouvent le film moins bien que le spectacle. C’est pourquoi nous avons voulu offrir quelque chose de différent. Lors de la première projection officielle à Cannes, nous avons été un peu rassurés grâce à l’accueil qu’on nous a réservé. Et puis, je reçois des messages tous les jours de gens qui me disent comment ce film leur a fait du bien, qu’il les libère de quelque chose. Sans exagérer, je peux dire que depuis la sortie du film, j’ai reçu des milliers de témoignages de gens qui tenaient à me raconter leur histoire. C’est très émouvant.

Après un film aussi personnel dans lequel on transpose sa propre histoire, que fait-on ?

Je crois qu’il faut l’oublier et repartir à zéro. Mon combat dans la vie est de ne jamais me laisser embourgeoiser ! Eric et moi écrivons présentement un scénario qui aborde la question du vieillissement et la façon dont on traite les aînés dans notre société. L’axe de ce film choral sera cette fois très réaliste. On espère le tourner à la Toussaint.

Les chatouilles prend l’affiche le 7 février.