Dans Frankie, film d’Ira Sachs sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes, Isabelle Huppert incarne une actrice française qui, se sachant malade, décide d’aller passer des vacances au Portugal avec ses proches, sans dire cependant à ces derniers la gravité de son état. Nous nous sommes entretenu avec l’actrice le mois dernier, alors qu’elle assurait la promotion du film à New York.

Q. On dit que vous vous êtes manifestée vous-même auprès d’Ira Sachs afin de lui signifier votre intérêt de tourner avec lui. Avec votre statut et les propositions qui vous arrivent de partout dans le monde, doit-on s’étonner que vous preniez l’initiative de rencontrer des gens avec qui vous avez envie de travailler ?

R. Je ne le fais pas très souvent, seulement quand j’ai une intime conviction. Les rencontres importantes et essentielles dans une vie ne se trouvent pas sous le sabot d’un cheval. Avec Ira, il s’est passé pour moi la même chose qu’avec Hal Hartley, au moment où j’ai vu Trust. Je lui avais alors écrit pour lui dire à quel point j’avais adoré son film. Quand j’ai vraiment l’intuition que quelque chose doit se passer, ou peut se passer, je n’hésite pas. Et je dois dire que mon intuition ne m’a pas trompée, ni avec l’un ni avec l’autre. D’Ira, j’ai vu Love Is Strange et Little Men, qui m’ont soufflée. Il y a chez lui une grande subtilité, et sa manière de filmer les acteurs est très intime. Je dirais que ce sentiment d’intimité caractérise son cinéma, duquel émane une vérité assez extraordinaire.

Q. En fait, on a le sentiment que le jeu des acteurs est effacé, que le cinéaste leur demande d’être devant la caméra plutôt que de jouer.

R. Ira est un orfèvre en la matière. Il donne l’occasion aux acteurs d’être davantage des personnes que des personnages. Cela correspond parfaitement à mon idée du jeu en général, et c’est la raison pour laquelle son cinéma me touche tant. Cette recherche du naturel est essentielle, un atout majeur dans son œuvre. Bien sûr, il y a une caméra qui tourne, un protocole, un rituel, donc, l’acteur n’arrive pas là comme un cheveu sur la soupe, mais pour exprimer cette liberté, ce sentiment de grand naturel, Ira fait beaucoup de plans-séquences. Il peut donc instaurer un climat, installer un rythme aussi, qui permet à l’acteur de développer une complicité avec son partenaire de jeu.

Q. Quand le film a été présenté en compétition officielle au Festival de Cannes plus tôt cette année, certains observateurs ont tracé un parallèle entre Frankie et le cinéma d’Éric Rohmer. Êtes-vous d’accord avec cette filiation ?

R. J’avoue être un peu tiède par rapport à ça. On a parfois l’impression qu’aussitôt que les dialogues se retrouvent au premier plan dans un film, on évoque immédiatement Rohmer. Alors bon, oui, pourquoi pas  ? Mais je ne suis pas totalement convaincue, parce que Frankie est aussi rempli d’espaces blancs et de silences. À mes yeux, cette comparaison n’est pas complètement justifiée.

Q. À quoi ressemble un scénario d’Ira Sachs à la lecture ?

R. C’est évidemment très écrit. Mais ça n’est pas le film. Je ne sais pas pourquoi ça me revient, mais je me rappelle que les scénarios de Jean-Luc Godard étaient plus qu’un script. Il y avait des images, une manière un peu calligraphiée d’écrire des textes. Autrement dit, Jean-Luc essayait toujours d’enjoliver un peu ce matériau, un peu ingrat par définition. Celui d’Ira était bien écrit, avec, aussi, suffisamment d’espace pour que notre imaginaire puisse s’y engouffrer. Les scénarios trop descriptifs sont toujours un peu inquiétants. Cela dit, l’élément le plus important reste pour moi les dialogues. C’est à travers eux qu’un acteur se relie à un film, de la manière la plus évidente, la plus essentielle, la plus indispensable, je dirais. Les dialogues sont ce qui me renseigne le plus sur la nécessité – ou pas – de faire un film.

Q. Ira Sachs a écrit ce scénario expressément pour vous. N’y a-t-il pas un certain risque dans l’éventualité où il ne serait pas à la hauteur des attentes ?

R. Je savais qu’Ira écrivait pour moi, mais il ne m’a pas dit du tout quel était le sujet du film. J’attendais tranquillement dans mon salon que le scénario arrive et je dois avouer que ce temps d’attente est très agréable. Ce fut pour moi une surprise totale à la lecture. Bien sûr, la possibilité existe que le scénario ne nous plaise pas et ça peut alors entraîner une situation délicate, c’est vrai. Mais comme Ira écrit toujours avec le même scénariste [Mauricio Zacharias] et que ses films ne m’ont jamais déçue, j’étais quand même très confiante. Toutes les raisons pour lesquelles j’ai aimé ses films s’y retrouvent : la qualité des dialogues, les rapports entre les gens, leurs ambiguïtés, les non-dits aussi, non, vraiment, je n’avais pas d’inquiétudes.

Q. Aviez-vous le sentiment qu’à travers cette histoire, où vous êtes notamment entourée de Brendan Gleeson, Marisa Tomei, Greg Kinnear et Jérémie Renier, on pose aussi un regard d’auteur américain sur le cinéma européen ?

R. Il arrive souvent qu’on évoque une influence étrangère pour les films qu’on aime. On dit cela souvent de certains films américains, comme si ces influences étaient un gage de réussite et de qualité. J’ai dit cela moi-même des films de Hal et d’Ira en leur trouvant quelque chose de très européen. À l’inverse, on va dire d’un film français ou européen qu’il a quelque chose de très américain, dès que ça repose sur le rythme. Les influences nourrissent tous les cinéastes, peu importe d’où ils viennent.

Q. Quelle est votre approche quand vous regardez pour la première fois un film dans lequel vous avez joué ?

R. C’est toujours un peu une épreuve, car il faut d’abord découvrir comment on a été filmé. Il faut aussi passer l’épreuve de la frustration quand on constate que des choses qu’on a tournées n’y sont pas et qu’on a perdu quelques plumes à l’étape du montage, ce qui arrive toujours. Je crois qu’il faut voir un film deux ou trois fois pour en apprécier la qualité d’ensemble. Mais j’avoue que regarder un film dans lequel on joue n’est pas l’expérience la plus gratifiante.

Q. Vous êtes l’une des actrices contemporaines dont la filmographie est parmi les plus riches. On devine que vous devez être très sollicitée. Comment choisissez-vous vos projets ?

R. Une actrice, aussi reconnue soit-elle, ne peut considérer qu’elle est très sollicitée. Parce que cela ne correspond pas à la réalité. Je suis très privilégiée, c’est vrai, et je peux m’offrir le luxe de choisir. Mais comment ? Là est la question. Car une fois qu’on choisit, le film est pratiquement fait. Il y a parfois des choix plus évidents, d’autres plus difficiles. Des premiers films, par exemple. À cet égard, j’ai eu beaucoup de chance et pas mal d’intuition, car plusieurs des premiers films dans lesquels j’ai joué sont réussis.

Q. On a l’impression que votre carrière n’a jamais connu de période creuse non plus…

R. Sans doute, mais il y a quand même des films moins réussis dans ma filmographie. Sur le parcours de toute une vie, on ne peut pas faire que des chefs-d’œuvre. L’essentiel réside dans le plaisir qu’on a eu à les faire. Après, il n’y a pas de science exacte. Et c’est tant mieux.

Frankie prend l’affiche le 15 novembre.