Avec Ken Loach, Mike Leigh est le chef de file du cinéma social en Angleterre. Son nouveau film, Peterloo, évoque un massacre survenu à Manchester, sa ville natale, il y a 200 ans. Mais qu’il aborde des thèmes contemporains ou historiques, le réalisateur de Secrets and Lies, film lauréat de la Palme d’or à Cannes en 1996, ne change rien à sa manière unique de faire du cinéma. Entretien.

Le 16 août 1819, sur le terrain de St Peter’s Field à Manchester, une manifestation pacifique, au cours de laquelle environ 60 000 citoyens ont réclamé une réforme parlementaire et plus de justice sociale, a été réprimée par les autorités et s’est terminée dans un bain de sang. Pourquoi avez-vous tenu à évoquer ce drame dans un film ? Y a-t-il eu un élément déclencheur particulier ?

Il y a longtemps, j’ai vaguement pensé à l’idée d’un film sur le massacre de Peterloo, mais, pour être bien honnête, j’ai cru que quelqu’un d’autre s’en chargerait. Mais là, je voyais l’année du bicentenaire de cet évènement historique important approcher et j’ai ressenti une urgence. Aucun évènement contemporain ne m’a particulièrement incité à me lancer dans cette aventure, mais les dernières années que nous avons vécues me font quand même croire à la pertinence de rappeler cette histoire.

À moins d’être féru d’histoire, cet évènement reste relativement peu connu à l’échelle mondiale. L’est-il des Britanniques ? Quelle est son importance sur le plan historique ?

J’ai grandi à Manchester, mais ironiquement, je n’ai pas beaucoup entendu parler de ce drame dans ma jeunesse. Bien sûr, des gens en connaissent déjà l’histoire, mais pas tout le monde. En tout cas, pas autant qu’on pourrait s’y attendre. Personnellement, j’ai appris l’existence de ce massacre au cours des années 70 — dans la trentaine — parce que je me suis alors intéressé à l’histoire et que j’ai lu un peu.

Votre filmographie comporte déjà quelques œuvres campées dans un contexte historique (Topsy-Turvy, Vera Drake, Mr. Turner), mais Peterloo constitue la première du genre évoquant directement un drame collectif survenu de façon très précise. Avez-vous dû modifier votre style en conséquence ?

Je ne crois pas que ce film soit différent des autres sur le plan du style, les contemporains comme les historiques. En revanche, Peterloo est un film plus politique, dans la mesure où il fait directement écho à une action militante. Dans mes films précédents, la politique était aussi présente, mais toujours en filigrane parce qu’elle était liée à la réalité des gens que je montrais. La différence se situe davantage dans le propos que dans le style.

Vous êtes reconnu pour travailler en amont avec vos acteurs en les faisant participer à des ateliers, et ils ne disposent jamais d’un scénario écrit. Un film comme Peterloo étant basé sur des faits historiques réels, avez-vous pu emprunter la même approche avec eux ?

J’ai travaillé avec les acteurs exactement de la même façon. En plus de les faire improviser en atelier, je les ai impliqués pleinement dans la recherche et le processus créatif du film. Qu’il s’agisse d’un récit contemporain ou historique, j’écris sur le lieu de tournage, avec les acteurs, et le scénario prend forme pendant les répétitions. Pour Peterloo, nous avons travaillé en amont pendant six mois avant de tourner la première scène. J’ai toujours fonctionné de cette manière, pour tous les films que j’ai tournés.

Les bailleurs de fonds exigent maintenant des projets peaufinés dans leurs moindres détails avant d’accorder du financement. Comment votre méthode de travail peut-elle s’épanouir dans le contexte actuel du cinéma ?

Évidemment, ma façon de procéder est intenable pour des producteurs. C’est même impossible. Mais je dois dire que dans le cas de Peterloo, Amazon Studios m’a accordé un soutien incroyable et j’ai pu bénéficier d’une entière liberté de création. Personne n’est jamais intervenu, sur aucun plan. Ni sur l’idée, le choix des acteurs, la musique, pas plus qu’au moment du tournage. Avec un studio traditionnel, cela n’aurait certainement pas été le cas et le film aurait probablement été complètement bousillé. On ne s’en parlerait même pas aujourd’hui !

Justement, comment vous positionnez-vous dans le débat que provoque dans le monde du cinéma l’arrivée des plateformes et des géants de la diffusion en continu ?

Amazon respecte quand même les règles établies et permet aux films une diffusion en salle avant qu’ils aboutissent sur sa plateforme, ce que ne fait pas Netflix. Cela dit, on raconte des histoires, et il existe différentes façons de les raconter, de les présenter. Et puis, les gens peuvent aussi rattraper les films et les regarder sur des écrans de télé qui sont quand même de bonne dimension. Nous sommes au XXIsiècle et nous ne pouvons pas ignorer cette nouvelle réalité. Bien sûr, j’estime qu’il vaut mieux voir un film sur grand écran. Et on constate que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette expérience existe toujours et elle n’est pas en train de mourir. C’est une très bonne nouvelle.

Croyez-vous encore aux vertus du cinéma, à l’impact que peut avoir un film ?

J’ai 76 ans. Je fais du cinéma pour divertir les gens, mais aussi pour partager des idées avec eux, les bousculer parfois, tendre un miroir sur ce que nous sommes en parlant de notre condition d’être humain. Mon objectif est le même depuis le premier jour : évoquer la vie de façon réaliste sur grand écran, dans une forme cinématographique attrayante. Alors oui, je crois à l’impact du cinéma. Cela ne fait même pas de doute dans mon esprit. Si quelqu’un affirmait le contraire, j’aimerais bien savoir comment il pourrait étoffer son argument, parce que cela n’a aucun sens pour moi.

Étant avant tout un cinéaste européen, je ne sens pas du tout de lien ombilical avec Hollywood, même si nous partageons la même langue. La seule chose qui me tracasserait vraiment, ce serait que mon film ne trouve plus d’écrans pour être vu. La vraie bataille consiste à convaincre assez de gens d’aller voir des films différents, pour varier le menu, alors que nous devons rivaliser avec des superproductions qui occupent des milliers d’écrans.

Peterloo prendra l’affiche le 31 mai en version originale anglaise.