Dix ans après J’ai tué ma mère et à quelques jours de son départ pour Cannes, Xavier Dolan se raconte en exclusivité à Marc Cassivi.

Xavier Dolan me donne rendez-vous dans le café du Vieux-Montréal où je l’ai interviewé pour la première fois, il y a exactement 10 ans. Une décennie foisonnante, jalonnée de ses présences récurrentes au Festival de Cannes. Huit films au compteur, quantité de prix, quelques controverses. Le temps des bilans.

Le café est bondé, bien davantage qu’à l’époque. Dolan, lui, n’a pas trop changé. Il a perdu la frange rebelle et les lunettes noires des premiers jours, gagné du muscle et des tatouages, mais conserve l’enthousiasme, l’éloquence et l’ambition de ses 20 ans.

Il y a une décennie, il s’apprêtait à présenter son tout premier film, J’ai tué ma mère, à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Son baptême cannois. Le début d’une relation intense, de hauts et de bas, avec le plus prestigieux événement cinématographique de la planète. Et une partie des quelque 4000 journalistes qui s’y rendent annuellement.

Le 22 mai, Xavier Dolan sera de nouveau sur la Croisette pour présenter son nouveau film, Matthias & Maxime, en compétition officielle. Après le Prix du jury décerné à Mommy en 2014 et le Grand Prix du jury obtenu par Juste la fin du monde deux ans plus tard, le cinéaste concourra pour la Palme d’or une troisième fois – un record québécois détenu auparavant par Gilles Carle –, aux côtés de nombreux cinéastes de renom dont les anciens lauréats Quentin Tarantino, Ken Loach, Abdellatif Kechiche, Terrence Malick et les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne.

Une sélection « très impressionnante », convient Dolan, qui tiendra pour la quatrième fois un rôle principal dans un de ses films (après J’ai tué ma mère, Les amours imaginaires et Tom à la ferme).

Fierté et déceptions

À 30 ans, il en est déjà à son sixième long métrage sélectionné à Cannes. Matthias & Maxime, qu’il compare dans « le ressenti » à The Big Chill (Les copains d’abord) de Lawrence Kasdan – et qui met notamment en vedette Gabriel D’Almeida Freitas, Pier-Luc Funk, Antoine Pilon et Adib Alkhalidey –, explore les relations ambiguës au sein d’un groupe d’amis. C’est le film que Dolan est le plus fier de présenter sur la Croisette depuis ses débuts.

« Je n’ai jamais eu aussi hâte d’emmener un film à Cannes, dit-il. Malgré les immenses déceptions que j’ai vécues dans les deux dernières années. Malgré la douleur extrême de se faire rejeter unanimement par une portion de la critique. Il n’y a rien de ça qui peut amoindrir ni amenuiser l’excitation, l’enthousiasme, la fébrilité que j’ai de présenter ce film-là, avec un groupe de jeunes personnes que j’aime et qui ne sont jamais allées à Cannes. »

Lorsqu’il évoque d’« immenses déceptions », Dolan ne parle pas du fait d’avoir remporté l’équivalent d’une médaille d’argent aux Jeux olympiques pour Juste la fin du monde (le Grand Prix du jury), mais bien de ce qui a suivi : son incapacité à trouver un distributeur nord-américain après l’accueil glacial réservé par la presse américaine à son adaptation de la pièce de Jean-Luc Lagarce.

Il fait également référence à The Death and Life of John F. Donovan, son projet le plus ambitieux à ce jour – le premier tourné en anglais –, reçu tout aussi froidement par la presse américaine au Festival de Toronto et que l’on espère en salle avant la fin de l’année.

« J’ai tellement eu l’impression dans les deux dernières années qu’il y avait énormément de gens qui étaient tannés de moi, me confie-t-il de but en blanc.

— Tu as senti ça ?

— Comment veux-tu que je ne le ressente pas ? Je me relève de deux films qui ont mal marché. L’un [John F. Donovan] est un mystère commercial, financier, artistique. La plupart des marchés ne l’ont pas encore découvert alors qu’il a été tourné il y a trois ans, ce qui est extrêmement frustrant. Le précédent n’est jamais sorti en salle aux États-Unis, mais directement sur Netflix. Il a peut-être gagné un prix à Cannes, mais j’ai l’impression qu’il m’a surtout démonisé vis-à-vis de la presse américaine, qui l’a perçu comme un affront artistique. »

J’ose rappeler à Dolan que Juste la fin du monde lui a aussi valu, à 27 ans, le César de la meilleure réalisation. Excusez du peu…

« Ça ne me sert à rien de penser à ça, dit-il sans fausse modestie. Ça ne m’avance à rien. Je ne vais pas m’asseoir là-dessus. Je ne veux pas reculer, je veux aller de l’avant ! Il y a une sorte de récit qui commence à exister, à la suite de mes deux derniers films, une espèce de sentiment, d’un point de vue industriel et médiatique, que mon étoile s’est éteinte ou que ma fleur s’est fanée. »

« J’ai envie de commencer un autre chapitre, ma trentaine, avec un film de réconciliation. J’aimerais que le film envoie le message que j’ai encore des choses à dire… et que j’existe encore. » — Xavier Dolan

En ce sens, la sélection en compétition à Cannes de Matthias & Maxime semble agir à la fois comme un baume et un gage de la vigueur persistante – ne serait-ce que pour la direction du Festival qui l’a vu naître comme artiste – du cinéma de Xavier Dolan.

Après s’être retrouvé deux fois au palmarès à ses deux premières sélections en compétition officielle cannoise, ressent-il une pression particulière à l’aube de cet événement qui sera scruté à la loupe par les grands médias internationaux ?

« Il y a une pression parce que j’ai eu la bénédiction, qui est aussi une malédiction, de toujours gagner à Cannes, dit-il. Ce qui est depuis, je crois, dans l’imaginaire collectif québécois, un automatisme. Alors qu’il y a 16 cinéastes qui repartent chaque année les mains vides ! Mais c’est sûr que j’y pense pour ce film, que j’aime plus que Mommy, que j’aime plus que Juste la fin du monde, et qui marque un nouveau départ, un changement pour moi. »

Un nouveau départ

Ce nouveau départ coïncide avec la fin d’un cycle cinématographique, que boucle en quelque sorte Matthias & Maxime, selon Dolan. « Je réalise que mes films forment un grand tout, dit-il, avant de se raviser. Oui et non… Je ne veux pas river un autre clou dans mon cercueil ou enfoncer ce clou qui m’indispose énormément ! Mais d’un point de vue plus existentiel, dans l’espace-temps dans lequel on vit, il y a dans tous mes films, du premier jusqu’au dernier, une corrélation. »

Matthias & Maxime, selon le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, explore le rapport de Xavier Dolan au cinéma depuis une décennie. « Rejet, amour, haine, enthousiasme, passion, exaltation », résume le cinéaste en évoquant le regard que pose son mentor sur son œuvre.

« C’est un départ vers quelque chose d’autre. Vers une autre décennie de ma vie. Vers une autre décennie tout court. Vers d’autres sortes de projets. Pour moi, la prochaine décennie sera très différente de la dernière. Je n’ai pas envie de faire des films au même rythme. J’ai envie de tourner beaucoup plus comme acteur. C’était le souhait que j’avais. Et c’est exactement ce qui a pris forme », dit l’acteur-cinéaste, que l’on a vu récemment dans Boy Erased de Joel Edgerton.

Dolan a longtemps déclaré qu’il réalisait des films parce qu’on ne lui offrait pas assez de rôles au cinéma. « C’est disgracieux de se donner un rôle dans son film quand ce n’est pas de circonstance », nuance-t-il. « Au lieu de me consacrer au jeu, et d’apprendre à jouer, j’apprenais à réaliser », ajoute-t-il en parlant de ses premiers films. Il a désormais l’embarras du choix et tournera l'été prochain et le suivant dans deux films français, en plus d’avoir été pressenti pour un tournage américain, prévu hypothétiquement pour le printemps prochain.

Il est une star en France, où il est invité sur tous les plateaux de télévision et où The Death and Life of John F. Donovan a pris l’affiche en mars. L’accueil critique y a été plus enthousiaste que dans la presse américaine, voire québécoise, qu’il estime s’être acharnée sur les déboires du film. « Dans la façon dont on parle des nôtres à l’étranger, il y a parfois un manque de solidarité vraiment sordide », croit-il.

Assez pour avoir envie de s’exiler à Paris ? Non, répond-il de manière catégorique. « Montréal, c’est une ville où il fait bon revenir, dit-il. Je n’aurais pas envie de vivre nulle part ailleurs. » Il ne séjourne d’ailleurs que brièvement dans la capitale française lorsqu’il s’y rend, contrairement à ce que plusieurs s’imaginent.

« Je pense en québécois, je rêve en québécois, j’écris en québécois, je suis québécois, insiste-t-il. La légitimité que j’ai comme artiste aux yeux des gens, elle est en partie attribuable au fait que, depuis le début, je suis québécois. »

« Être québécois pour moi, c’est une philosophie de survivant d’un point de vue culturel. C’est une contre-culture. Et c’est dans cette contre-culture que j’ai trouvé une sorte de rébellion artistique, et qu’envers et contre tous, j’ai continué à faire des films. » — Xavier Dolan

« Même si on me critiquait, même si on me traitait d’enfant terrible, même si on me traitait de narcissique et de prétentieux. Je m’en câlice ! Parce que je suis québécois. »

Rapport critique

Il n’a rien perdu de sa verve. Mais je le découvre moins serein que je l’avais imaginé, au terme de cette décennie mouvementée mais exceptionnelle, qu’il a traversée avec succès, comme du reste la course à obstacles de sa jeunesse.

Xavier Dolan a démontré qu’il n’était pas qu’un feu de paille, mais craint d’être oublié. Il a fait la preuve incontestable de son talent de metteur en scène, mais préférerait que l’on salue son jeu d’acteur. Il a été primé dans toutes les cérémonies, au Québec et à l’étranger, mais aspire à d’autres lauriers. La France en a fait un enfant chéri, mais il rêve de reconnaissance américaine. Quantité de critiques ont salué son génie, mais il retient surtout celles qui l’ont éreinté.

« Ce n’est pas que je ne suis pas serein, se défend-il. C’est parce que tu me poses des questions et que je te réponds honnêtement ! Je suis serein par rapport à une chose et c’est ce que j’ai appris après mes déconvenues consécutives avec la presse anglo-saxonne pour Juste la fin du monde et Donovan. J’ai fait le choix de ne plus accorder d’importance à ces critiques-là au moment de la mise au monde d’un film. Je ne les lirai pas à Cannes. Ce ne sera pas difficile ! »

Il a toujours été sensible à ce qui s’écrit sur lui, mais il dit avoir relativisé son rapport à la critique depuis qu’il a si vivement réagi à ses détracteurs après la première cannoise de Juste la fin du monde. « Je n’ai plus d’attentes vis-à-vis de la critique, parce que je ne veux plus avoir d’amertume par rapport à elle, résume-t-il. J’ai la prétention de penser que je vis dans une autre époque, où la critique a évolué ou s’est dévaluée à cause des réseaux sociaux. Elle a pris une forme beaucoup plus mesquine et toxique, qui aspire aux retweets et aux likes beaucoup plus qu’à la véracité, l’élégance ou la justesse. »

C’est aussi la raison pour laquelle il dit avoir quitté Twitter, plateforme où il a déjà été très actif (il a fermé son compte pour de bon en juillet dernier). « C’était juste des perceptions émotives de la part de haters et de détesteurs. Il n’y avait jamais de faits. J’ai un côté cartésien dans la rhétorique. Je lisais des choses et je me disais : “Ces gens-là ne me connaissent pas !” À un moment donné, je me faisais plus de mal qu’autre chose. »

Certains lui reprochent de s’exprimer en anglais sur les réseaux sociaux. « Sur mes 700 000 abonnés sur Instagram, la plupart ne parlent pas le français ! Pour moi, le bilinguisme, ce n’est pas une mode, c’est une richesse. Le problème, c’est que pour énormément de gens ici, c’est plutôt une faiblesse qui est perçue comme un acte de trahison. Mais ça, c’est une pensée provinciale. Parce que toutes les cultures se métamorphosent, toutes les langues évoluent. L’histoire est comme ça. On ne peut pas protéger notre identité pour toujours sans qu’elle se déconstruise. Le refus de cette évolution, c’est aussi notre perte. »

Dolan se défend en revanche de ne pas accepter la critique. « Je la prends, la critique ! Ce qui est dur à comprendre pour certaines personnes, c’est que je la prends quand je la trouve intelligente. Il y a beaucoup de gens qui font des critiques stupides ! »

On ne le devinerait pas, mais il est lui-même son plus redoutable critique. Il a revisité l’ensemble de sa filmographie avant d’entreprendre le tournage de Matthias & Maxime – il dit avoir eu plus de difficulté à revoir Les amours imaginaires – et affiche une lucidité non feinte vis-à-vis de son œuvre.

« Depuis J’ai tué ma mère, je n’ai fait que lire les critiques et essayer d’apprendre, évoluer, m’améliorer, changer, dit-il. On m’a reproché telle ou telle chose : il faut que je m’éloigne de moi-même, il faut qu’il y ait moins de ralentis, il faut qu’il y ait moins de bulles musicales, ça crie trop… Il faut en prendre et en laisser, mais je ne fais que ça depuis le début de ma carrière. Donc, de lire que je ne prends pas la critique, que je suis narcissique, c’est une confirmation de toutes sortes de théories d’une portion de la critique qui est davantage à la recherche d’une impression sur un réalisateur que d’un ressenti sur un film. »

« Les gens ne me connaissent pas »

PHOTO TIRÉE DU FILM

J'ai tué ma mère, 2009

A-t-on personnalisé à outrance son œuvre ? Et l’a-t-on fait davantage que pour d’autres cinéastes parce qu’il était un prodige si précoce ? « Je ne sais pas, dit-il. Peut-être que certaines personnes vont un jour se lasser de moi, mais moi, je ne me lasserai jamais des gens. Je vais toujours vouloir raconter des histoires sur eux. Les gens pensent que je raconte une histoire sur moi depuis mes débuts. Si c’était le cas, comment mes films trouveraient-ils un public à l’international, et surtout, plus que n’importe où ailleurs, au Japon et en Corée du Sud ? Clairement, il y a une proportion importante de gens qui s’identifient à ces histoires-là. Il ne s’agit donc pas d’un soliloque avec moi-même depuis le début ! »

Une chose est certaine, Xavier Dolan divise depuis ses débuts, avec son cinéma flamboyant et sa personnalité idoine, ainsi qu’une assurance que certains perçoivent comme une forme d’outrecuidance.

« Les gens ne me connaissent pas, dit-il. Ils pensent qu’ils peuvent me connaître à travers une entrevue, une apparition médiatique ou une réaction à Cannes qui a un effet boule de neige et qui est rapportée à travers toutes sortes de ramifications virtuelles. On ne comprend pas les gens à travers un algorithme journalistique. On les comprend quand on les connaît dans la vie et qu’on les côtoie. Demande à mes collègues si je suis quelqu’un qui ne prend pas la critique au moment de créer un film. Demande-leur ! Demande à André Turpin [son directeur photo], demande à Nancy Grant [sa productrice], demande à mes acteurs, demande à Anne Dorval. Ce sont eux qui peuvent te répondre. »

Parmi les proches qui ne craignent pas de lui proposer des critiques constructives – « Ça me suffit amplement », dit-il –, il y a Monia Chokri, qui lui a fait quelques suggestions en voyant un premier montage de Matthias & Maxime

Sa partenaire de jeu dans Les amours imaginaires (avec Niels Schneider) présentera elle-même à Cannes mercredi prochain, en ouverture de la section Un certain regard, son premier long métrage, La femme de mon frère. On le sent fier de son amie, qui devrait être à ses côtés tout au long du festival. « On va aller voir des films ! », se promet Dolan, qui a déjà au programme des rencontres avec des distributeurs et des réalisateurs.

Il y a cinq ans, plusieurs lui prédisaient la Palme d’or pour Mommy. Quelles ambitions nourrit-il pour Matthias & Maxime ? Une première Palme d’or québécoise ?

PHOTO TIRÉE DU FILM

Mommy, 2014

« J’ai été membre du jury depuis ! rappelle-t-il, philosophe, à propos de son expérience de 2015 [sous la présidence des frères Coen]. Voir un film dans une compétition influence notre regard. On oppose les films aux autres, on les compare inévitablement. Certains sont complémentaires, dans leurs richesses et leurs faiblesses. Il y a une violence dans tout ça ! C’est une compétition. Le mot est dit. C’est pour ça que lorsque les gens demandent “Rêvez-vous à la Palme ?”, la réponse est simple pour n’importe quel cinéaste qui va à Cannes. C’est oui ! Peut-être que d’autres ne te le diront pas, mais moi, je te le dis. »

Dolan affirme du même coup qu’il y rêve « moins que jamais » cette année. Parce que la compétition s’annonce particulièrement relevée ? Parce que le jury, constitué essentiellement de réalisateurs, l’intimide ? Parce qu’une chance sur 21, ce n’est pas une si grande probabilité de remporter le gros lot ? Ce n’est pas clair.

Xavier Dolan vient d’avoir 30 ans. Nombre de jeunes artistes que je rencontre depuis quelques années le citent en exemple, l’admirent, aspirent à son succès. Il est non seulement un modèle pour eux, mais l’incarnation de leurs ambitions. Le fer de lance d’une génération décomplexée, comme le veut le cliché, dont la planète est le terrain de jeu. Quelque chose dans ce constat pourtant flatteur l’agace, manifestement…

« Je ne le réalise pas vraiment, dit-il d’emblée, comme pour chasser cette idée. J’essaie de ne pas me complaire là-dedans, même si ça me flatte. On me pose souvent la question et je pense que je viens de trouver la réponse : c’est que je n’ai pas 85 ans non plus ! Je suis encore jeune. J’ai encore des choses à faire qui, je l’espère, vont créer une différence dans un certain univers artistique, et peut-être même ailleurs. J’ai encore des choses à apporter. Pour moi, ce n’est pas vieillir le problème, mais quand on me ramène à ça, au modèle, ça m’immobilise. Les choses se sont passées sur une dizaine d’années, pas cinquante ! Il y a quelque chose de fini ou de final dans cette façon de présenter les choses. Alors que pour moi, ça ne fait que commencer… »