Dans Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata, Hélène Choquette suit Robert Lepage et les artistes du Théâtre du Soleil pendant les deux années de recherche et de répétitions du spectacle. Bien avant la controverse autour de cette pièce. À la veille de la sortie du documentaire, la réalisatrice défend son choix de ne pas avoir filmé la polémique.

Depuis 15 ans, vous faites du documentaire à caractère social. Or, Lepage au Soleil… est à mi-chemin entre ce genre de documentaire et un film sur l’art. Pourquoi vous êtes-vous intéressée subitement au théâtre ?

Je suis depuis longtemps une spectatrice et une amoureuse de théâtre. Or, ici, c’est le sujet au cœur de Kanata qui m’a amenée à contacter Robert Lepage. En 2009, j’ai réalisé un documentaire, Avenue Zéro, dans lequel j’abordais entre autres la question des femmes autochtones disparues en Colombie-Britannique. J’étais donc intriguée de voir comment Robert allait transposer ce sujet d’actualité au théâtre.

Est-ce que ça a été facile de le convaincre de laisser entrer une équipe de tournage en salle de répétition ?

Facile, non. Mais Robert connaissait la productrice Anne-Marie Gélinas. Ils avaient déjà travaillé ensemble sur un précédent film, Mars et Avril. On s’est rencontrés et je lui ai parlé de mon intérêt pour le projet, de mon envie de documenter le processus de création du spectacle.

En 2016, c’était la première fois en 52 ans que le Théâtre du Soleil accueillait un metteur en scène invité et qu’il créait un spectacle sans Ariane Mnouchkine. Cela a aussi influencé votre désir de suivre le projet ?

Oui, c’était un moment unique. Puis Robert voulait aborder le thème de la perte d’identité des peuples dans le monde actuel. Or, le Théâtre du Soleil, avec son mélange de cultures, est la troupe idéale pour illustrer ce sujet. Ariane Mnouchkine a ouvert son théâtre à des comédiens du monde entier : des Brésiliens, des Iraniens, des Afghans, des Chinois, des Européens… La troupe compte des gens de 26 nationalités. Tous y reçoivent le même salaire. De la cuisine collective au ménage, en passant par la création de décors ou de costumes, les comédiens touchent à tout. C’est comme une coop d’artistes de plusieurs horizons et de cultures métissées.

Votre film prend l’affiche près d’un an après une vive controverse médiatique autour de Kanata. Ne craignez-vous pas que la sortie du documentaire soit perçue comme une entreprise de récupération d’un spectacle polémique ?

Dès le départ, c’était clair que ni Robert ni le Théâtre du Soleil n’auraient un droit de regard sur le film. J’avais une liberté de création totale. Je ne suis pas à la solde de Robert Lepage et je n’ai pas fait un film de propagande.

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Hélène Choquette et Robert Lepage

Vous terminez le documentaire au dernier bloc des répétitions, en avril 2018 à Paris. Robert Lepage dit alors aux comédiens réunis dans la salle : « Ce spectacle est désormais le vôtre ; il vous appartient. » La réalité sera tout autre ! [NDLR : Trois mois plus tard, la controverse éclatera. Le retrait du producteur nord-américain forcera l’annulation de la tournée et sabotera la création : Kanata verra le jour en décembre à Paris, amputée de deux actes sur trois.] Pourquoi ne pas avoir repris le tournage pour documenter ces évènements ?

Ç’a été une décision difficile à prendre… Or, pour moi, la force du documentaire, c’est qu’il a été « entièrement » tourné avant le scandale. Je trouvais ça plus intéressant d’avoir un film à rebours. On ne pouvait pas donc accuser Robert de se payer une réponse avec un documentaire, même si les thèmes soulevés durant la controverse [NDLR : appropriation culturelle, absence d’artistes et de consultants autochtones, etc.] sont évoqués dans le documentaire.

Après avoir accompagné les acteurs et la compagnie pendant plus de deux ans, en France et au Canada, comment avez-vous vécu la controverse l’été dernier ?

J’ai trouvé la réaction [des opposants] très violente, vitriolique ! Durant la polémique, j’avais l’impression de nager contre de forts vents contraires. Et c’est difficile, voire impossible, de faire changer la direction du vent. L’autre réflexion que je me suis faite, c’est que les gens ont besoin d’exister dans les médias. On dirait que plus personne n’est capable de se parler face à face ! Il faut passer par une tribune ou les médias sociaux. Comme si un dialogue avait absolument besoin de se dérouler sur la place publique ou devant l’œil de la caméra.

L’une des deux affiches du film nous montre un piège à ours. Croyez-vous que Robert Lepage soit tombé dans un piège en acceptant de faire Kanata ?

Il est tombé dans le piège de la vindicte populaire. Il y a très peu de place pour la nuance dans ce genre de controverse. Par exemple, on a associé ses mises en scène de SLĀV et de Kanata, deux créations totalement distinctes. Pour Kanata, on ne peut pas parler d’absence de diversité culturelle dans une distribution où l’on retrouve des acteurs de 25  pays différents.

Vous effleurez le scandale à la toute fin du film, en montrant des extraits d’articles qui dénoncent Kanata. Pourquoi ne pas avoir contacté ses opposants, leur avoir donné plus de place dans le documentaire ?

Parce que leur point de vue a été largement exposé sur toutes les tribunes au pays. Et aussi parce que si j’avais ajouté des entrevues avec des représentants des voix dissidentes, il y aurait eu une rupture de ton totale avec le reste du documentaire.

Craignez-vous que la sortie du documentaire relance la controverse ?

J’espère qu’on ne va pas remettre Robert dans le collimateur. Qu’on va aller voir le film et réaliser que sa démarche était sérieuse, généreuse et respectueuse.

Il y a aussi la question de l’appropriation culturelle, dont Robert Lepage se défend dans le documentaire. Il dit : « Plus que le cinéma ou les autres formes d’art, le théâtre, c’est jouer l’autre, c’est aller vers l’autre, en s’appropriant son corps, son décor, son costume, sa culture, sa plainte… »

Certains autochtones se sont dissociés du projet face à la pression des leurs. Pourtant, Robert avait reçu leur appui avant la controverse. Il restera toujours des militants autochtones qui refuseront qu’un autre raconte leur histoire. L’ampleur du drame vécu par les Premières Nations au Canada est terrible. Absolument. Mais au Théâtre du Soleil, il y a aussi des personnes qui ont vécu – ou leurs ancêtres – des drames marquants, des guerres, des génocides. Il faut éviter de comparer nos drames, de se voir uniquement en victimes. Il faut conserver la liberté de raconter des drames qui ont une résonance universelle. Pour rétablir les ponts et poursuivre un dialogue entre les peuples.

> À l’affiche le 26 avril