Après avoir obtenu l'an dernier l'Oscar du meilleur film en langue étrangère grâce à Une femme fantastique, le cinéaste chilien Sebastián Lelio s'est lancé - à la demande de Julianne Moore - dans le tournage de Gloria Bell, une copie quasi conforme, en anglais, de Gloria, un film qu'il a signé en 2013. Entretien.

Les cinéastes ont rarement l'occasion de refaire un même film dans une autre langue. Comment l'idée de tourner Gloria de nouveau, en anglais cette fois, est-elle née?

Au départ, il y a eu un malentendu. Julianne [Moore] et moi avons le même agent aux États-Unis et il s'adonne qu'elle a voulu me rencontrer après avoir vu Gloria, qu'elle a beaucoup aimé. Peut-être quelque chose s'est-il perdu dans la traduction, mais j'avais compris qu'elle voulait me voir pour un autre projet. Or, pendant 45 minutes, elle m'a parlé de Gloria avec beaucoup de sensibilité et de profondeur. J'en ai été très touché. À la fin de cette rencontre, que je qualifierais de magique, je lui ai dit à quel point j'étais honoré et admiratif, et c'est là qu'elle m'a dit qu'elle accepterait de jouer dans cette nouvelle version, seulement si j'en assurais la réalisation. Je lui ai tout de suite répondu que je ne le ferais avec personne d'autre qu'elle. Ce remake est né d'une admiration mutuelle entre elle et moi. Et puis, refaire un film qu'on a déjà fait constitue un défi artistique stimulant.

Gloria, qui a valu à votre actrice principale, Paulina García, un prix d'interprétation au festival de Berlin en 2013, relate l'histoire d'une femme qui, à l'orée de la soixantaine, tente de se refaire une vie amoureuse, avec les difficultés que cela comporte. Au départ, il s'agissait d'une sorte d'hommage à votre mère et aux femmes de sa génération. Votre approche était-elle la même cette fois-ci?

Le premier film est né de mes observations. Pendant des années, j'ai écouté les conversations de ma mère divorcée et de ses amies, qui racontaient la difficulté de refaire leur vie après avoir franchi la cinquantaine. J'ignorais alors s'il y avait matière à un film, jusqu'à ce que je me rende compte que j'avais sous le nez quelque chose de très riche, très fort et pourtant invisible aux yeux des autres. Ça m'a beaucoup enthousiasmé.

Cette fois, j'ai abordé ce film comme une pièce qu'on remonterait au théâtre, avec de nouveaux acteurs, tout aussi merveilleux, à un moment différent de notre vie, dans une culture différente. Alors pourquoi pas ? C'est comme refaire les arrangements d'une chanson avec un nouveau groupe, une nouvelle énergie, une nouvelle attitude. Le concept du remake est assez délicat parce que, en vérité, tu ne peux pas vraiment refaire un long métrage. Tu peux seulement le faire. D'avoir fait Gloria ne m'a pas aidé du tout pour Gloria Bell, dans la mesure où rien ne me garantissait que le film pourrait prendre vie de la façon que je le souhaitais.

Le fait de tourner dans un autre pays, dans une autre langue, a-t-il modifié votre vision des choses?

Il s'agissait de ma première expérience aux États-Unis, mais j'avais déjà tourné Disobedience en anglais en Grande-Bretagne. Quand tu viens d'une autre culture, tu deviens aussi aveugle et sourd à certaines choses. Je m'appuie alors beaucoup sur l'expertise des acteurs afin que l'ensemble soit bien ancré dans la réalité du pays. J'ai eu la chance de côtoyer une actrice exceptionnelle. Quand on m'a dit que John Turturro serait aussi de la partie, je me suis littéralement mis à sauter de joie. Le film est construit autour de Julianne, mais c'était un défi de lui trouver un partenaire aussi fin, aussi subtil qu'elle. C'est d'ailleurs leur première véritable rencontre à l'écran, car ils ne partageaient pas de scènes dans The Big Lebowski !

Vous êtes né en Argentine mais, dès l'âge de 2 ans, vous êtes parti vivre au Chili avec votre mère, d'origine chilienne. Vous avez grandi sous la dictature d'Augusto Pinochet. Dans quelles circonstances votre désir de cinéma est-il né?

Après l'école secondaire, j'avais plusieurs intérêts: la photographie, les arts visuels, l'écriture, le jeu aussi. J'étais très embrouillé. J'appartiens aussi à une génération qui a eu la chance d'accéder aux écoles de cinéma, qui avaient été démantelées sous le régime de la dictature et interdites pendant 18 ans. Par intuition, j'ai senti que le cinéma pouvait combler toutes mes aspirations artistiques.

Quand j'ai commencé mes études, la petite industrie du cinéma - déjà très fragile avant la dictature - a dû remettre les compteurs à zéro. Il n'y avait pas de critiques ni d'espace où l'on pouvait penser et réfléchir sur le cinéma. Nous n'avions pas beaucoup de références ni vraiment de modèles à suivre. Mais nous avions de l'appétit. Ça venait d'on ne sait où, mais cet élan était très organique et nous poussait à redécouvrir ce qui s'était passé avant le régime Pinochet. Entre 1965 et 1973, le nouveau cinéma chilien, très moderne, a pu naître et progresser avant d'être mis à l'index. Vingt ans plus tard, on a pu donner un nouveau souffle au cinéma chilien, mais aussi redécouvrir tout ce qui avait été perdu pendant 18 ans.

Le cinéma était-il quand même présent dans votre enfance?

Pas beaucoup. Sous la dictature, nous n'avions pas beaucoup accès à la culture, d'autant plus que j'habitais dans une petite ville du sud du Chili, très provinciale. J'ai quand même vu E.T. et Chariots of Fire, cela dit. Pour nous, chaque visite au cinéma était un grand événement. Ce n'est que bien plus tard, quand j'ai pu m'inscrire à l'école de cinéma, que je suis tombé amoureux du septième art pour toujours. Pendant mes quatre ans d'études, je me suis littéralement gavé de films.

Votre vie a-t-elle changé depuis l'Oscar?

Ça constitue un moment très important dans ma vie, bien sûr. On s'intéresse maintenant davantage à mon travail et on m'ouvre toutes les portes. Un Oscar, ça arrive presque par accident dans une carrière, mais quand ça arrive, tu ne peux faire autrement que de célébrer et d'être reconnaissant envers la vie!

Gloria Bell prend l'affiche aujourd'hui.

PHOTO EVAN AGOSTINI, ASSOCIATED PRESS

Sebastián Lelio et Julianne Moore lors d'une projection spéciale de Gloria Bell au MoMA de New York.