Agnès Varda nous a quittés il y a un peu plus de neuf mois. Peu de temps avant, la cinéaste était à la Berlinale afin de présenter Varda par Agnès, un film dans lequel elle retrace son parcours. Elle y était aussi pour dire au revoir au monde. À ses côtés, sa fille Rosalie, fidèle complice, productrice et, surtout, avec son frère Mathieu Demy (fils de Jacques), gardienne du patrimoine cinématographique que leur ont légué leurs parents. À la veille de la sortie de Varda par Agnès au Québec et au moment où la Cinémathèque québécoise s’apprête à présenter un cycle Agnès Varda, nous avons joint Rosalie Varda à Paris.

La conférence de presse de votre mère, tenue à la Berlinale en février dernier, avait quelque chose de très émouvant. Elle avait rejeté dès le départ la notion de « légende » en disant qu’elle n’en était pas une parce qu’elle était encore bien vivante. Elle avait aussi dit que ce film, Varda par Agnès, était une façon pour elle de dire au revoir, qu’elle se préparait à partir en paix…

Ce fut sa dernière apparition publique et c’était très émouvant. Pour nous deux. Elle a pris ma main en me disant que ça allait être sa dernière conférence de presse et qu’elle allait prendre la parole pour la dernière fois. Elle m’a aussi dit que j’allais désormais parler pour elle. Elle a annoncé son au revoir d’une façon qui lui ressemble, très naturelle, très modeste. Et très tendre.

Comment est née l’idée de ce film ?

Elle est venue du fait que depuis quelques années, ma mère ne pouvait plus voyager autant ni accompagner ses films partout, comme elle avait l’habitude de le faire. La notion de partage était essentielle pour elle. Dans le film, elle revient sur trois mots importants, en fait : inspiration, création, partage. Nous sommes parties de cette notion pour construire un film qui, sans être une leçon de cinéma ni un testament, emprunte la forme d’une conversation au cours de laquelle elle donne les clés pour mieux comprendre son cinéma. Elle le fait aussi pour des gens qui ne sont pas nécessairement des cinéphiles, comme une éducation à l’image, à ce qu’elle peut traduire comme émotion. J’ai trouvé cette démarche très généreuse de sa part, car, n’ayant plus la force de voyager et d’aller à la rencontre du public, elle s’est dit qu’il valait mieux en faire un film. C’est comme partager une bonne parole !

Avec votre frère, Mathieu Demy, vous dirigez Ciné-Tamaris, la petite société familiale qu’a fondée votre mère dans les années 50, et vous êtes responsable du patrimoine cinématographique de Jacques Demy et, maintenant, d’Agnès Varda. En quoi consiste ce travail ?

Nous partageons les films, bien sûr, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi des expositions, des installations, des rétrospectives, des restaurations. On se rend bien compte à quel point ils nous ont tous les deux légué une œuvre importante. Agnès a passé tellement d’années à voyager, à accompagner ses films un peu partout, que des liens très forts ont été créés. Je reçois beaucoup de témoignages de gens qui ont croisé ma mère et qui me disent à quel point cette rencontre les a marqués. Ça me dit que le cinéma n’est pas complètement foutu et qu’il faut continuer à en présenter dans des salles.

Agnès Varda était évidemment très reconnue et appréciée dans les pays francophones, mais elle était aussi adorée des Anglo-Saxons, particulièrement des Américains, qui l’ont d’ailleurs honorée aux Oscars. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

PHOTO JORDAN STRAUSS, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Rosalie Varda, Agnès Varda et JR sur le tapis rouge de la cérémonie des Oscars en 2018 

Les Américains ont une profonde admiration pour l’artiste qu’elle est. Agnès s’est toujours remise en question, a toujours tenté de trouver des modes de narration différents, a toujours beaucoup réfléchi à ce qu’est le cinéma, à ce qu’est le documentaire. Les Américains sont tellement carriéristes qu’ils ne pouvaient être que fascinés par une femme qui n’a jamais eu de plan de carrière et qui a toujours fait les films qu’elle souhaitait faire. Elle travaillait en totale liberté, mais cette liberté avait un prix, dans la mesure où elle n’a jamais gagné beaucoup d’argent. Elle préférait garder son autonomie artistique.

Et pourtant, sans avoir jamais fait de carton au box-office, les films d’Agnès Varda font l’objet de nombreuses rétrospectives, et certains titres sont maintenant cultes : Cléo de 5 à 7, Le bonheur, Sans toit ni loi

C’est comme le Petit Poucet avec ses cailloux ! J’ai beaucoup voyagé avec les films de ma mère au cours des dernières années et chaque fois que je vois une salle de cinéma remplie de jeunes spectateurs, je trouve ça merveilleux. Je me dis qu’on a gagné, quoi. Je leur fais valoir que même si certains films ont été réalisés il y a très longtemps, il en reste toujours quelque chose de très actuel, de très moderne. Il est à mon sens absolument essentiel d’accompagner ce qu’on appelle le cinéma de patrimoine. Sinon, ça peut devenir difficile. Peut-être même disparaître.

Il vous sera probablement impossible de répondre à cette question, mais osons-la quand même : parmi les films qu’a réalisés Agnès Varda, y en a-t-il un pour lequel vous avez une affection particulière ?

En effet, il est impossible de répondre à cette question ! [rires] Pour la simple raison qu’en travaillant étroitement avec elle au cours des 10 dernières années, et ayant aussi travaillé à la restauration des films de Jacques Demy et des films de ma mère, ils forment tous une grande famille maintenant. Je peux préférer tel film un jour et tel autre le lendemain. Quand vous êtes l’enfant de deux metteurs en scène, vous grandissez avec leurs films. Et votre rapport avec ces films change selon l’âge. Maintenant que j’ai un peu plus de 60 ans, quand je regarde L’opéra-mouffe, un court métrage qu’elle a réalisé en 1958, je suis très impressionnée, alors que je ne l’étais pas du tout la première fois que j’ai vu ce film à 15 ans. On y voyait déjà la prémisse des Glaneurs et la glaneuse, qu’elle a fait 40 ans plus tard.

L’art, le cinéma, la famille, tout s’entremêle chez vous ?

Quand on grandit dans une famille de cinéastes, je crois qu’il ne peut en être autrement.

Varda par Agnès est à l’affiche. Un cycle consacré aux films d’Agnès Varda, constitué de neuf longs métrages, d’un moyen métrage et de deux programmes de courts métrages, commencera le 9 décembre à la Cinémathèque québécoise et se poursuivra jusqu’au 15 décembre.