Nous attendions une table chez Da Laura et je voyais bien à leurs regards insistants que certains se demandaient qui était cette grande brune aux verres fumés vintage, à mes côtés, semblant sortir d’un film d’Antonioni.

Da Laura est l’un des quartiers généraux officieux du Festival de Cannes. Un restaurant de cuisine italienne authentique, au charme rustique, où se rassemblent, jour et nuit, journalistes, acteurs, réalisateurs, producteurs, membres de jurys.

Monia Chokri semblait plus détendue que la semaine précédente, alors que je l’avais rencontrée sous un chapiteau de bord de mer, dans la foulée de la présentation de son premier long métrage, La femme de mon frère, en ouverture de la section Un certain regard. « Nous étions comme des biches dans la nuit ! » a-t-elle dit pour décrire la façon dont l’actrice Anne-Élisabeth Bossé et elle-même ont réagi à l’accueil chaleureux réservé à son film par le public cannois. Le soir de la première, toutes deux étaient littéralement sans mot.

PHOTO ARTHUR MOLA, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Monia Chokri à Cannes avec Anne-Élisabeth Bossé,
 tête d’affiche de La femme de mon frère

Monia Chokri ne s’en doutait pas, mais le lendemain de notre dîner chez Da Laura, elle allait remporter le prix « Coup de cœur » du jury de la section Un certain regard. Un prix qui ne fait habituellement pas partie du palmarès de la sélection officielle, mais qui a permis de souligner le charme de cette comédie très particulière, à la fois moderne et rétro, comique et intello. À l’image de sa cinéaste.

Un baume certainement pour la Québécoise, après le passage obligé – d’ordinaire en dents de scie –, de l’accueil médiatique d’un film en sélection officielle au Festival de Cannes. Certaines critiques ont été très flatteuses, d’autres beaucoup moins. « Je me rends compte que le film polarise. On l’aime ou on le déteste. Je dirais que 20 % des critiques l’ont détesté ! » dit-elle en riant.

Une redoutable dialoguiste

La femme de mon frère, qui prend l’affiche vendredi au Québec, s’intéresse aux paradoxes d’une jeune femme brillante mais anxieuse, fille d’immigrant, féministe assumée, embourbée dans les diktats imposés aux femmes. « C’est le portrait d’une femme comme celles qui m’entourent. Elle n’est pas du tout dans la séduction, ce qui semble en avoir surpris certains. C’est plutôt ça qui m’a étonnée… »

Anne-Élisabeth Bossé interprète Sophia, une jeune docteure en philosophie, spécialiste de Gramsci, dont la relation fusionnelle avec son frère (Patrick Hivon) sera bouleversée par la rencontre de ce séducteur en série avec sa gynécologue (Evelyne Brochu). Sophia, 35 ans, en arrache professionnellement et sentimentalement. Et se demande si le fait d’être bardée de diplômes ne lui nuit pas plus qu’autre chose, dans un monde où Kim Kardashian, qui a le même âge, est perçue comme un parangon de réussite sociale.

Monia Chokri manie avec une verve manifeste et un talent indéniable l’ironie et le cynisme, à travers des dialogues qui, s’ils pèchent parfois par excès de truculence, sont d’une efficacité redoutable. On ne s’étonne pas qu’elle ait peaufiné pendant presque quatre ans son scénario.

« Il va toujours y avoir de l’humour dans mes films. Il y aura toujours beaucoup de mots, des choses un peu saccadées. Je vais grandir là-dedans. Si un jour je fais un film gris, je vais ranger ma caméra. » — Monia Chokri

Toutes les sections parallèles du Festival de Cannes – Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique – étaient intéressées à présenter son film, mais l’actrice-cinéaste a préféré accepter l’offre d’ouvrir la section Un certain regard, considérée comme « l’antichambre de la compétition ». Même si l’attention médiatique y est plus grande. C’était un risque calculé, à double tranchant, qui lui a réussi.

Monia Chokri voue par ailleurs une affection particulière à la section Un certain regard, où elle a fait ses débuts comme interprète dans Les amours imaginaires de Xavier Dolan. « J’ai une vive émotion d’être ici, où je suis née il y a neuf ans comme actrice et où je vais peut-être naître comme cinéaste », a-t-elle déclaré au public du Théâtre Debussy, à la première mondiale de son film.

Elle avait déjà remporté de nombreux prix avec son premier court métrage, Quelqu’un d’extraordinaire, qui mettait en scène la crème des jeunes actrices québécoises de sa génération (dont Anne-Élisabeth Bossé). Elle a confirmé ce soir-là son statut de cinéaste qui compte et qu’il faudra suivre.

Hommage au cinéma direct

La première fois que j’ai vu Monia Chokri, j’accompagnais mon fils à la maternelle, à l’école du quartier. J’ai entendu mon nom, hélé de l’autre côté de la rue Bernard, dans le Mile End. C’était Xavier Dolan, qui m’invitait de manière impromptue à venir assister au tournage d’une scène des Amours imaginaires. Celle où le personnage de Monia Chokri, les cheveux en chignon, habillée comme une actrice de la Nouvelle Vague, marche en tenant un sac à main cylindrique devant une muraille colorée. Il faisait froid. Un technicien lui avait rapidement proposé une couverture.

Le hasard a voulu que je me retrouve de nouveau rue Bernard, la semaine dernière, pour la première montréalaise de La femme de mon frère, comédie atypique et acidulée, à l’humour tantôt tendre, tantôt caustique, qui s’apparente par moments formellement à certains films de la Nouvelle Vague, au cinéma direct québécois… et aux Amours imaginaires.

La comparaison ne vexe pas le moindrement la principale intéressée. « Être comparée à un grand cinéaste, ce n’est pas vraiment dérangeant ! dit-elle, en rendant hommage à son ami. On fait partie de la même école de pensée. On est des frères d’art. »

« Ça fait plus de 10 ans qu’on parle de cinéma. Ma relation avec Xavier est basée là-dessus, sur le dialogue cinéphilique. On parle le même langage. On est volubiles, on parle fort et on s’aime fort ! » — Monia Chokri

C’est Dolan, du reste, qui avait fait le montage de son excellent court métrage. En revanche, dit-elle, sa plus forte filiation cinématographique est celle qui la relie au cinéma des années 60 de Claude Jutra et de Michel Brault. « Le cinéma direct pour moi, c’est hyper important. C’est ma plus grosse influence. On est en rupture avec ce cinéma-là alors que c’est notre plus grand héritage. On a spécifiquement fait ce cinéma, où se rencontraient le documentaire et la fiction, et auquel j’ai voulu rendre hommage. »

Une cinéaste exigeante

D’emblée, il était clair dans son esprit qu’elle ne tiendrait pas le rôle principal de ce film qui s’inspire pourtant en partie de sa vie (elle parle volontiers d’autofiction). « C’est très exigeant de faire les deux. Je voulais apprendre le métier de réalisateur et me concentrer là-dessus. J’ai beaucoup de pudeur face à ça. À partir du moment où j’offre le rôle à une autre actrice que j’admire, ça enrichit le personnage. Et j’ai plus de plaisir à monter le film que si c’était moi qui étais de tous les plans ! »

Monia Chokri est, de son propre aveu, exigeante sur un plateau de tournage. « Précise au millimètre près », ajoute Anne-Élisabeth Bossé, qui est formidable dans le rôle de Sophia. Elle sait ce qu’elle veut, dit la comédienne, à qui Monia Chokri a pensé très tôt dans le processus de scénarisation pour incarner ce personnage riche de ses défauts et de ses qualités (comme du reste ce film très libre). « Comme ça fait 15 ans qu’on est amies, on a le même sens de l’humour, confie Anne-Élisabeth Bossé. Je peux finir ses phrases. »

Elles se sont connues, à l’époque, au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. « C’est évidemment un avantage que Monia soit une actrice, croit Anne-Élisabeth Bossé. Je trouve que c’est parfois la faille de certains réalisateurs : ils n’ont pas les bons mots pour s’adresser aux acteurs. Ils ont une idée très précise, mais pas le vocabulaire pour la transmettre. Je suis très concrète. J’ai besoin d’indications limpides. Je suis obéissante ! »

L’immigrant à l’écran

C’est encore et toujours une exception dans notre cinéma, mais Monia Chokri fait une place subtile à l’immigrant dans son récit, notamment par l’entremise du personnage iconoclaste du père (l’acteur israélien d’origine irakienne Sasson Gabai). « Je ne parle jamais de ses origines », note la cinéaste, dont le père a des origines tunisiennes.

« C’était important pour moi de parler de ça, mais pas de manière frontale, dit-elle à propos de la question identitaire. J’ai un père arabe qui est libre dans sa pensée, qui est à gauche, qui est athée. J’ai voulu présenter d’autres modèles et d’autres images de Québécois. C’est une manière pour moi de lutter [contre certains discours] que d’intégrer un papa qui a immigré ici il y a 30 ans. Quand on parle d’immigrants, on ne parle jamais de tous ces gens qui sont intégrés dans la société. J’habite dans Côte-des-Neiges et il y a plein d’immigrants qui sont des fêtes de quartier à la Saint-Jean, heureux et reconnaissants d’être là. »

Cette évocation de l’autre est au cœur d’une magnifique séquence où de vrais réfugiés et immigrants en classe de francisation prennent la parole. Un hommage, encore une fois, au cinéma direct. « À partir du moment où tu mets des noms sur les gens, des âges et des professions, en disant d’où ils viennent, de la Syrie, d’un pays africain, tu ne parles plus DES immigrants mais d’histoires individuelles, croit Monia Chokri. Certains brandissaient leur contrat quand ils sont venus tourner en disant que c’était leur première paye au Québec ! C’était très touchant. »

La femme de mon frère prendra l’affiche le 7 juin.