Le soir des Oscars l'an passé, le cinéaste Barry Jenkins ne s'attendait à rien. Vraiment à rien. Ni à ce catastrophique mélange d'enveloppes qui a d'abord couronné La La Land, ni au branle-bas de combat des techniciens courant sur scène comme des poules sans tête en clamant qu'il y avait eu une erreur, ni, au bout du compte, à remporter pour Moonlight l'Oscar du meilleur film de l'année alors que le générique commençait presque à défiler à l'écran.

«Ce fut une surprise totale. Vraiment. Pas à cause des Oscars, plutôt à cause de qui je suis : un homme qui ne pense jamais gagner», me lance Barry Jenkins, assis avec sa chemise toute blanche et ses lunettes rondes cerclées d'or, au milieu d'une des loges du théâtre Princess of Wales de Toronto. C'était en septembre dernier en marge du TIFF.

On m'avait accordé un tête-à-tête d'une vingtaine de minutes pour découvrir ce qui fait vibrer ce cinéaste noir de 38 ans, émule de Claire Denis, de Jean-Luc Godard et de Wong Kar-wai, né dans un HLM de Liberty City, à Miami, d'une mère accro au crack et d'un père qui a refusé de reconnaître sa paternité, convaincu que Barry n'était pas son fils.

Ces informations, à elles seules, tracent le portrait presque cliché d'un pauvre et misérable enfant noir des ghettos. Et pourtant, l'homme en face de moi, mince, bien mis, le crâne rasé, et les traits délicats, contredit le cliché. Il parle d'une voix douce et posée, semble descendre d'une famille d'universitaires férus de culture. En apprenant que je viens de Montréal, il ne répond pas qu'il ne connaît pas la ville, mais plutôt qu'il en arrive.

«Pourquoi? Pour rien. J'étais curieux. J'avais entendu parler des pistes cyclables et des cafés, et j'ai eu envie d'aller y faire un tour.»

Lorsque Barry Jenkins a tourné Moonlight à Miami sur les lieux mêmes de son enfance, il a mis fin à plus de huit ans de silence cinématographique. Le silence aura duré moins d'un an entre Moonlight et If Beale Street Could Talk. La raison en est simple: Barry Jenkins a écrit les deux scénarios pratiquement en même temps.

«J'ai lu ce roman de James Baldwin il y a quelques années et j'ai commencé à l'adapter pour le cinéma pour le simple plaisir de l'écrire puisque j'étais convaincu que je n'obtiendrais jamais les droits. Aucun de ses romans n'avait jamais été adapté pour le cinéma notamment parce que la succession Baldwin est très protectrice de son héritage. J'ai mis des années à la convaincre que mes intentions étaient nobles.»

Les trois Oscars que Moonlight a remportés l'an dernier ont finalement convaincu la succession Baldwin de faire confiance à Barry Jenkins. Elle a eu raison.

De James Baldwin, Dany Laferrière a déjà écrit: «Chaque fois que je désespère des hommes, j'ouvre un bouquin de Baldwin pour y trouver l'intelligence la plus fine mêlée à la plus vive sensibilité.»

On pourrait presque écrire la même chose au sujet du cinéma de Barry Jenkins, un cinéma à la fois intelligent et sensible d'où émane de la douceur et de la délicatesse, même des situations les plus désespérées.

Ainsi en est-il avec ce film qui raconte l'histoire de Tish (KiKi Layne) et de Fonny (Stephan James), deux jeunes de Harlem qui se connaissent depuis l'enfance et qui s'aiment d'amour tendre. Or, Tish apprend qu'elle est enceinte au moment où Fonny est arrêté et injustement accusé d'avoir violé une femme blanche. La famille de Tish va tout tenter pour le disculper, mais dans la rue Beale, l'amour n'est malheureusement pas toujours assez fort pour enrayer le racisme et l'injustice.

Selon Barry Jenkins, Beale Street est une métaphore pour l'expérience noire en Amérique. «Il y a une Beale Street dans toutes les grandes villes américaines [et probablement canadiennes aussi], même si elles n'existent pas nommément. Tous les Noirs y sont nés. C'est un lieu où les communautés noires se rassemblent pour partager et pour se protéger», explique Barry Jenkins.

Esprit de famille

Film romantique avec une bande-son langoureuse et sensuelle, If Beale Street Could Talk est aussi un film sur la famille : une famille qui se serre les coudes dans l'adversité. Il y a d'ailleurs une scène de souper en famille particulièrement inspirante. Tish, qui n'a pas 20 ans, vient d'annoncer qu'elle est enceinte. Or, au lieu de faire pousser les hauts cris, la nouvelle est accueillie avec une lucidité affectueuse par des parents qui se refusent au jugement et préfèrent célébrer leur fille plutôt que de l'accabler. Une fois de plus comme dans Moonlight, la douceur dont les humains sont capables est au rendez-vous.

«C'est toujours intrigant d'entendre le mot douceur associé à mon style. Je raconte des histoires assez dures, mais ce n'est pas parce qu'elles sont dures que moi comme metteur en scène, je dois être dur et contrarier mes personnages.»

«Mon approche dans ce film-là, comme avec Moonlight, poursuit-il, c'est d'y aller délicatement avec les acteurs pour faire émerger leur vulnérabilité. Sur le plateau, il y a tellement de machinerie, de choses techniques et un peu froides qu'avec mon équipe, on forme une sorte de famille et on essaie de créer une ambiance plus humaine pour que les acteurs aient de l'air et de l'espace pour être eux-mêmes.»

Film sans fracas, If Beale Street Could Talk met en scène une famille noire de la classe moyenne. Traduire une famille noire ordinaire comme on en voit trop peu, voire jamais, au cinéma. «Vous n'êtes pas la première à me faire la remarque. Le problème, c'est qu'il y a probablement eu dans la cinématographie noire du passé des familles ordinaires comme celle que je montre, mais, malheureusement, ces films ont disparu ou n'ont jamais été vus.x»

Appropriation culturelle

Parler culture ces jours-ci, c'est aussi parler d'appropriation culturelle. La position de Barry Jenkins à ce sujet est nuancée. «Je ne suis pas un homme gai, mais je raconte l'expérience d'un homme gai dans Moonlight, sauf que le film est tiré d'une pièce qui a été écrite par un gai (Tarell Alvin McCraney) qui m'a fait confiance, sachant que j'allais faire mes devoirs. 

«Je pense que lorsqu'on raconte une histoire qui n'est pas la sienne, on a la responsabilité de faire ses devoirs. En même temps, c'est très possible qu'en tant qu'homme noir, je fasse un très mauvais film sur les Noirs. Ce n'est pas parce que je suis noir que ça va être bon. En fin de compte, je pense que les créateurs devraient avoir la liberté de raconter les histoires qu'ils veulent.»

«Parfois, dit un des personnages du film, je me demande quel est mon rôle, dans ce pays et quel mon avenir.» Barry Jenkins avoue qu'il se pose souvent la question. Même avec son Oscar. Même avec son statut privilégié de cinéaste en vue.

«On doit toujours demeurer conscient de ceux qui ne vivent pas la même expérience que nous. Pour moi, certaines choses ont changé, d'autres pas. Quand j'entre dans un café ou un magasin, je n'entre pas avec mon Oscar. Nous avons beau être en 2018, Baldwin abordait avec ce roman datant de 1974 des questions sur la justice et la façon dont on traite les Noirs, qui sont encore d'actualité.»

Chaque fois que Dany Laferrière désespère des hommes, il ouvre un bouquin de Baldwin. Nous lui suggérons à l'avenir de continuer à lire Baldwin, mais aussi à l'occasion d'aller au cinéma voir un film de Barry Jenkins.

If Beale Street Could Talk (V.F. : Si Beale Street pouvait parler) prend l'affiche le 25 décembre.