En s'attardant aux dernières années de la vie de Vincent Van Gogh, Julian Schnabel propose du même souffle son film le plus personnel à titre de cinéaste. Parce que personne n'est mieux placé pour comprendre un artiste peintre qu'un autre artiste peintre...

L'idée d'At Eternity's Gate est née le jour où, en compagnie du scénariste Jean-Claude Carrière, Julian Schnabel s'est rendu au Musée d'Orsay pour visiter l'exposition Van Gogh/Artaud - Le suicidé de la société. Le tandem y a vu une quarantaine d'oeuvres devant lesquelles le cinéaste, qui est aussi un artiste peintre réputé, a pu plonger de façon sensorielle, en laissant voguer son esprit sur la condition d'un artiste avec qui il se sent des affinités certaines.

«Mon approche découle véritablement des toiles de Van Gogh, plutôt que de ses correspondances épistolaires ou d'une volonté de vouloir expliquer son art, confie Julian Schnabel au cours d'un entretien téléphonique. Faire comprendre comment on peint et ce que ça prend pour peindre, voilà ce que j'ai voulu partager. Même si la vie de Van Gogh a déjà inspiré plusieurs films, aucun n'empruntait vraiment une approche viscérale, aucun ne parvenait à nous faire vraiment ressentir son art, du moins pas de manière satisfaisante à mes yeux.»

At Eternity's Gate n'a rien du biopic traditionnel. On y voit essentiellement l'artiste peintre, incarné par Willem Dafoe, s'exercer à son art, dans un contexte difficile, dans la mesure où son rapport avec la communauté était conflictuel. Schnabel s'intéresse en outre aux dernières années de Van Gogh, alors qu'il séjournait en France, à Arles et à Auvers-sur-Oise.

«Dans mon film, Van Gogh ne devient pas fou. Il ne devient pas une figure mythique non plus. Il était entièrement dédié à son art, et je crois qu'il était extrêmement heureux quand il peignait. En fait, la disjonction survient quand il doit transiger avec les gens. Vrai qu'il est difficile d'établir un contact avec d'autres êtres humains en parlant de peinture. Certains peintres se révèlent quand même habiles à communiquer avec les autres quand ils évoquent autre chose que leur art, mais je crois qu'un artiste peintre peut parler peinture seulement avec un autre artiste peintre. C'est pourquoi la relation était aussi belle et essentielle entre Paul Gauguin et lui.»

Le rôle de l'artiste

Près de 130 ans après la mort du peintre, qui ne fut pas vraiment reconnu de son vivant, quel est aujourd'hui le rôle de l'artiste dans la société?

«Pour moi, être un artiste en 2018 reste la même chose qu'à l'époque où j'ai commencé, il y a plus de 30 ans, fait remarquer Julian Schnabel. Évidemment, le monde n'est pas le même. L'arrivée de l'internet a complètement changé la façon dont les gens s'informent maintenant. Mais la beauté de l'art pictural réside dans l'évocation d'une discipline dont la résonance s'inscrit dans l'époque où elle est pratiquée, mais aussi dans son aspect intemporel. Vous vous investissez physiquement dans le geste de peindre, et ce geste s'inscrit ensuite pour la postérité à titre d'objet d'art. L'énergie est là, tu ressens les marques du pinceau. Peindre, c'est voir. Un peintre voit le monde à sa façon, transpose sa vision sur la toile, et la personne qui la regarde peut souscrire à ce qui en émane. Ou pas.»

L'histoire de Van Gogh fascine d'autant plus le cinéaste que sa popularité au XXe siècle a atteint toutes les couches de la population, même celles qui n'ont pas une attirance particulière pour l'art. À ses yeux, cela tient à la façon dont le peintre a su imposer sa vision, sans compromis, quitte à ce que la reconnaissance arrive plus tard.

«Je n'aurais jamais pu faire ce film avant, confie celui à qui l'on doit notamment Basquiat, Before Night Falls et Le scaphandre et le papillon. At Eternity's Gate est probablement le film qui se rapproche le plus de ce que je veux dire à propos de l'art et à propos de la place qu'occupe l'artiste dans le monde. J'ai aussi voulu que le portrait soit le plus authentique possible, notamment en respectant les langues, même si Vincent et son frère Théodore se parlent en anglais dans le film. En vérité, ils parlaient le néerlandais entre eux, mais Vincent lisait Shakespeare en anglais et il maîtrisait cette langue.»

Rien sans Willem Dafoe

Julian Schnabel l'affirme sans ambages: Willem Dafoe, dont la performance lui a valu le prix d'interprétation masculine à la Mostra de Venise, était dans son esprit le seul acteur qui pouvait incarner Van Gogh dans son film. Dès qu'il a su qu'un projet de cette nature était sur le point d'être mis en marche, l'acteur a d'ailleurs signifié immédiatement son intérêt à son ami, sous la direction de qui il avait déjà travaillé deux fois.

«Willem n'étant pas un artiste peintre, sa préoccupation première était d'être crédible à l'écran, explique le cinéaste. J'ai pu le guider, lui donner des leçons. Il a bien appris sur le plan technique, mais surtout, il s'est totalement imprégné de l'esprit de Van Gogh. Voir Willem peindre, c'est aussi voir ce qu'il regarde, lui, en train de transformer la réalité en quelque chose d'autre, de différent, de tangible. Ça devient dramatique. Et quand tu le vois marcher dans les champs de tournesols, ça crée un type de narration qui fait partie intégrante de la dramaturgie. Cela s'inscrit dans une approche très moderne. Quand Paul Gauguin [Oscar Isaac] et Vincent Van Gogh se promènent dans la rue, c'est un peu Robert De Niro et Harvey Keitel dans Mean Streets. Je souhaite que le spectateur ait ce feeling-là, qu'il ait le sentiment de regarder un film sur lui-même plutôt qu'un film sur Vincent Van Gogh.»

At Eternity's Gate (À la porte de l'éternité en version française) prendra l'affiche le 7 décembre.

Photo Joel C. Ryan, Associated Press

Julian Schnabel et Willem Dafoe à la Mostra de Venise.