Personne n'attendait un tel film, qui fera autant grincer des dents les uns par sa gravité extrême qu'il éblouira les autres par son audace incroyable, voire sa provocation.

On a beau se creuser la tête, on ne se souvient pas d'une telle ambition expérimentale au cinéma québécois depuis longtemps, depuis les années 60 et 70 en fait, quand les cinéastes étaient traversés par les idées révolutionnaires ou le rêve indépendantiste. Mathieu Denis et Simon Lavoie, qui signent ici leur deuxième réalisation ensemble après le terrible Laurentie, entre leurs projets personnels, sont vraiment dans la lignée de cette cinématographie nationaliste et engagée de laquelle la génération qui a suivi a généralement pris ses distances dans les 20 dernières années. Disons qu'ils sont pas mal seuls dans leur ligue.

Que reste-t-il du printemps 2012, de cette révolte étudiante qui avait fini par dépasser le simple cadre d'une opposition à une hausse des droits de scolarité? Un grand désenchantement de la jeunesse la plus engagée, selon ce film, dont le titre, qui est une phrase plus qu'un titre, est de Saint-Just, figure radicale de la Révolution française, qui appelait à la mort du roi Louis XVI... On peut aussi bien l'appliquer à quelque chose qui ne s'est pas produit en 2012 qu'au destin des quatre personnages du film s'ils échouent dans leur entreprise révolutionnaire, pourtant condamnée d'avance. L'ombre d'Albert Camus plane sur ce pur objet de cinéma, celle de L'homme révolté, bien sûr, mais aussi celle de la pièce Les justes, si l'on pense aux questionnements moraux de l'usage de la violence pour une cause.

Pas de faux-fuyants chez Denis et Lavoie, qui abordent de front ce qu'est l'engagement absolu pour des jeunes qui veulent sincèrement changer le monde, que ça nous plaise ou non. Avec tout ce que cela a de poignant et d'insupportable à la fois, de courageux et de borné. Le résultat est confrontant, choquant et fascinant.

Ils se sont donné des noms de résistants. Giutizia (Charlotte Aubin), Tumulto (Laurent Bélanger), Ordine Nuovo (Emmanuelle Lussier-Martinez) et Klas Batalo (Gabrielle Tremblay) forment un groupe soudé et égalitaire selon des règles très strictes. Tout est en commun, l'appartement, l'argent, l'affection, les plans d'action, de même que leurs violentes autocritiques rappelant les groupes communistes. Ils refusent la sexualité «parce que nous sommes en guerre», dit Ordine, dès le début. En guerre contre quoi? Ce n'est pas clair, mais les images, elles, le sont. Ce qu'ils quittent et refusent, ce sont les banlieues cossues remplies de «Monster Houses» et de parvenus qui ne vivent que pour l'argent, les centres commerciaux, les festivals qui font office de culture, les restaurants «branchés» qui embourgeoisent leur quartier, la télévision qui abrutit leurs parents. Bref, ils fuient la société sclérosée, plongée dans le confort et l'indifférence selon la formule de Denys Arcand, qu'est devenu le Québec, selon eux.

Ensemble, ils sont réfugiés dans un loft miteux où ils refont le monde. C'est dans cet enfermement que les réalisateurs ont créé leurs scènes les plus extraordinaires, hypnotiques même, là où se rencontrent tous les arts, scènes portées par les acteurs dévoués jusque dans leurs chairs et où l'absence de budget ne paraît jamais tellement les cinéastes maîtrisent leurs plans.

Des citations ornent les murs ou le film lui-même - une référence directe au prophétique La Chinoise de Jean-Luc Godard, qui traitait de jeunes marxistes-léninistes complotant un assassinat politique, tourné un an avant Mai 68. Les réalisateurs puisent leurs extraits chez Pierre Vallières, Aimé Césaire, Hubert Aquin, Rosa Luxemburg, Gaston Miron, Jean Bouthillette, Josée Yvon, le FLQ, Kropotkine, Saint-Denys Garneau... Bref, ils citent et récitent beaucoup. 

Ce film plein de prétentions (que d'aucuns trouveront prétentieux) est riche autant de forme que de fond, et l'on comprend à quelle enseigne logent les personnages. Anti-colonialisme, anti-capitalisme, anti-fédéralisme... nous sommes dans l'extrême gauche, que les réalisateurs relient au nationalisme québécois, alors qu'aujourd'hui, ces mouvements semblent détachés et irréconciliables, comme le Parti québécois et Québec solidaire. Ils unissent la colère «gauchiste» de cette jeunesse qu'on dit «mondialisée» à son contexte politique immédiat, ce qui est peut-être la plus grande audace de ce film qui, pendant trois heures, distribue les claques sur la gueule, esthétiques et politiques. 

On en sort soit exaspéré (si on se rend jusqu'au bout), soit renversé, mais certainement pas blasé.

Des graffitis sur des affiches publicitaires, le groupe passera à des actions plus violentes, et l'on comprend que la ferveur de leur engagement appelle à un point de non-retour pour rester en adéquation avec leurs convictions. C'est là le danger qui guette tout révolutionnaire. Agit-il pour la cause ou pour entretenir la cause en lui?

L'idée n'est pas d'être d'accord ou non avec ce que les personnages pensent ou avec les moyens qu'ils prennent, mais bien plus d'essayer de comprendre ce qui préside à leur colère. On dit sans cesse que la jeunesse est notre avenir, mais que devient-elle lorsqu'on lui dérobe cet avenir, lorsqu'on lui n'en impose qu'un seul qu'elle ne veut pas, lorsqu'elle n'a pas de voix, aucun pouvoir? 

On pourrait croire que ce film sort à un très mauvais moment, alors que le Québec vit l'un des plus tragiques attentats de son histoire, un attentat motivé par la haine raciste qui révèle un fossé effrayant. Mais, au contraire, peut-être nous montre-t-il précisément ce qui est en train de pourrir derrière tous les débats actuels. Ce film, qui s'inspire d'un moment précis et qui arrive à un moment précis, ne sera pas daté dans notre cinématographie. Il fera date.

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DRAME. Ceux qui font les révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau. Simon Lavoie et Mathieu Denis. Avec Charlotte Aubin, Laurent Bélanger, Emmanuelle Lussier-Martinez, Gabrielle Tremblay. 3h03.

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image fournie par K-Films Amérique