Sur la scène du Corona, rue Notre-Dame, des danseuses à plumes font leur numéro exotique. Au-dessus d'elles, une caméra découpe la silhouette de Rémy Girard qui grille une cigarette Seaport. Nous sommes à la fin des années 50, dans un casino de La Havane où règne un escroc québécois du nom de Lucien Rivard.

«Rémy, on fait un plan pour établir ta réflexion», explique le réalisateur Charles Binamé à son comédien principal. Girard s'appuie sur la rampe de la corbeille d'où il observe les danseuses. «Tu te penches sur le monde que tu contrôles, ton monde, ta richesse», lui souffle Binamé tout en regardant son Rivard dans le viseur de la caméra en compagnie du directeur photo, Pierre Gill.

Il est neuf heures du matin, Binamé et son équipe s'activent depuis déjà deux heures. Le temps est compté: ils n'ont qu'une journée pour tourner tous les intérieurs du casino cubain et Rémy Girard doit partir à 18h pour jouer le Père Ubu au TNM. Chaque scène sera reprise de plusieurs angles, le budget de Rivard ne permettant pas d'utiliser deux caméras. Au bout du compte, après 11 heures de travail, Binamé aura filmé les images qui feront environ trois minutes dans son long métrage.

Dans la salle, les figurants bellement costumés font leur entrée à mesure qu'ils sont maquillés. D'une vingtaine en début de tournage, ils seront plus de 80 en après-midi, à faire semblant qu'ils voient les danseuses et entendent la musique cubaine alors que la scène est vide et qu'on tourne des dialogues dans le silence total.

«Charnel! leur répétera constamment le premier assistant réalisateur Marc Larose, il manque le côté charnel de Cuba! S'il y a des gens qui peuvent s'embrasser, embrassez-vous. Beaucoup d'amour! Standbye!»

Rivard (titre provisoire), c'est l'idée de Fabienne Larouche et Michel Trudeau, leur première production au cinéma. Un projet mûri depuis environ cinq ans et qui ne devait plus se faire avant que Québec n'annonce un investissement de dix millions dans le cinéma en novembre dernier. Mais il fallait que le tournage commence avant la fin mars, Binamé avait deux films à monter à Toronto et Girard se préparait à jouer au TNM.

Tout le monde s'est rendu disponible et on a divisé le tournage en deux: deux semaines en mars, puis retour en mai et fin du tournage ces jours-ci à La Nouvelle-Orléans pour les scènes extérieures cubaines, texanes et indonésiennes.

Au-delà de l'histoire fascinante de Lucien Rivard, le charismatique escroc qui servait d'intermédiaire aux gros trafiquants de drogue et d'armes européens et nord-américains, il y a dans ce film le portrait d'une époque avec des ramifications politiques fascinantes, de la révolution cubaine aux assassinats des frères Kennedy. «C'est une réflexion sur cette époque-là, dit Binamé. Comme Maurice Richard, ça m'intéresse dans la mesure où c'est un reflet de la société.»

«C'est un point de vue étranger sur les Américains, sur leur obsession de la sécurité, précise Fabienne Larouche. L'idée est venue à Michel en lisant American Tabloid de James Ellroy ("Le personnage de Pierre Bondurant, c'est Rivard", renchérit Trudeau). Rivard voulait être cowboy. Il parlait quatre langues et servait d'interface entre Batista, Castro, la grosse mafia.»

Trudeau et Larouche n'ont pas voulu faire «un autre film sur les Kennedy». Sans se prendre pour Oliver Stone, «on voulait jouer sur les théories du complot, en mêlant des scènes réelles et des scènes imaginaires plausibles», reconnaît Trudeau.

Rivard dispose d'un budget de six millions et demi de dollars dans lequel Trudeau et Larouche ont investi environ un million. Ils ne cachent pas qu'avec des acteurs comme Gérard Darmon, Rémy Girard et Colm Feore, ils ont bon espoir que leur film s'exporte. Et après, qui sait, «on pourrait faire une trilogie avec Rivard et son époque, comme Le Parrain», dit Trudeau.

Il est environ 16h, le tournage n'est pas terminé et la tension monte. À une table du casino, Lucien Rivard parle «affaires» avec Mandolini, un trafiquant français joué par Gérard Darmon. Mandolini s'apprête à verser du champagne dans la coupe de Rivard quand, oups, il ne reste plus de ginger ale dans la bouteille. D'un ton poli mais ferme, Binamé s'adresse à ses troupes: «On se concentre s'il vous plaît.» La pression est forte, tout le monde est fatigué, mais ce n'est pas le temps de paniquer.

«Au moment où commence le film, il y a une grosse grosse saisie 75 kilos de drogue à Laredo, au Texas, le 10 octobre 1963, un mois avant l'assassinat de John Kennedy, m'explique Rémy Girard. Ça sent l'arnaque. La drogue arrive du Mexique pour financer l'assassinat de John Kennedy. Rivard croyait que c'était pour assassiner Castro.»

Girard tenait absolument à jouer Rivard, un personnage fascinant qui pourrait être le rôle d'une vie. «Même les policiers qui l'ont côtoyé en parlent comme d'un homme pas violent, qui respectait la game et avait le respect du milieu, dit-il. Il fermait sa gueule, c'est pour ça qu'il n'a jamais été inquiété. Mais il n'est pas simple à jouer, il était tellement discret.»

Girard croit que Mandolini a été complice de l'arnaque qui a envoyé Rivard derrière les barreaux. Gérard Darmon, qui joue Mandolini, nuance: «Mandolini était un Corse tristement célèbre pour un gros vol de bijoux appartenant à la Bégum, la femme de l'Aga Khan. Et il a fait entrer neuf à dix tonnes d'héroïne aux États-Unis. C'était du grand banditisme. Mais il va lâcher son ami Rivard parce que sa famille est menacée. Ce n'est pas une trahison de vrai traître.»

Darmon en est à son premier tournage au Québec, lui qui avait «adoré» Maurice Richard avant de se voir offrir ce rôle dans le film de Binamé. Il parle de très belles rencontres avec le réalisateur québécois et Rémy Girard «un grand acteur».