Denis Villeneuve ne sera pas à la soirée des Oscars dimanche. On ne le verra pas traîner sur le tapis rouge du Dolby Theatre. Le cinéaste québécois se trouve pourtant à Los Angeles ces jours-ci.

Il est membre de la fameuse Académie des arts et des sciences du cinéma, qui décerne les prestigieux prix annuels du cinéma hollywoodien. Il aurait pu avoir des billets... «Je ne vois pas ce que j'irais faire là, me dit-il au bout du fil. Même quand j'étais en nomination, je me demandais ce que je faisais là!» Le strass, les paillettes, la frénésie des Oscars, très peu pour lui. On ne s'en étonne pas outre mesure.

C'est le cinéaste Michael Mann (The Insider, Ali) qui a parrainé la candidature de Villeneuve à l'Académie. Il me le révèle du bout des lèvres, gêné par ma question. Denis Villeneuve est bien le dernier que l'on pourrait accuser de name dropping. Il éprouve un malaise manifeste à me raconter comment il a été convoqué à des rencontres privées par Steven Spielberg ou encore Martin Scorsese, intéressés par son travail.

La vérité, c'est que comme Jean-Marc Vallée, Denis Villeneuve a été accueilli dans le cercle privilégié des cinéastes étrangers qui comptent à Hollywood. Depuis le succès d'Incendies, finaliste à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2011, sa carrière américaine a décollé. Et il en est ravi.

Son premier film hollywoodien, Prisoners, a connu en 2013 un succès populaire et critique, même s'il n'a pas été couronné de multiples nominations aux Oscars, comme certains le lui avaient prédit après sa première mondiale au Festival de Telluride. Villeneuve a appris à ne plus s'en faire pour les prix et les sélections dans les festivals, lui dont la carrière internationale a été lancée par des sélections à Cannes (Un 32 août sur Terre, Polytechnique) et Berlin (Maelström).

Incendies, le film qui l'a propulsé sur l'échiquier mondial du cinéma, n'a pas été sélectionné en compétition officielle à Cannes en 2010. Le délégué général Thierry Frémaux s'en est mordu publiquement les doigts par la suite. Villeneuve, qui n'a pas sur la Croisette la réputation de Cronenberg, d'Egoyan ou même de Dolan, jure qu'il ne se soucie plus des lauriers.

«J'ai longtemps accordé trop d'importance aux prix et aux festivals, dit-il. Ça me fait un bien énorme de ne plus m'en faire, de ne plus nourrir mon égo avec ça. Quand j'ai recommencé à faire du cinéma, j'ai décidé de ne plus me laisser hypnotiser par le serpent comme Mowgli! Ce qui est bien avec les Oscars, cela dit, c'est que contrairement à Cannes, on est moins dans le culte de la personnalité. On juge les films pour ce qu'ils sont, pas pour qui les a réalisés.»

Villeneuve ne sait pas du reste où son prochain film, Sicario, actuellement à l'étape de la postproduction, sera présenté en première mondiale, avant de prendre l'affiche l'automne prochain. Ce drame policier dans la veine sombre de Prisoners, tourné au Nouveau-Mexique et campé dans le milieu des cartels de la drogue, met en vedette Emily Blunt, Josh Brolin et Benicio del Toro.

Le cinéaste québécois ne chôme pas depuis qu'il a mis le pied dans la porte du cinéma hollywoodien. Il reçoit quantité de scénarios, qui sont désormais filtrés par son entourage. Celui de Captain Phillips, six fois finaliste à la cérémonie des Oscars l'an dernier, ne lui a guère plu. «J'ai trouvé que Paul Greengrass avait fait un bien meilleur film que le scénario que j'ai lu.»

Il ne s'encombre pas du passé, d'occasions qu'il aurait pu saisir. Villeneuve a les yeux rivés sur un projet d'envergure qui serait, dit-il sans pouvoir en donner plus de détails, le plus «casse-gueule» de sa carrière. Il ne regrette pas de ne pas avoir pu tourner American Sniper, l'un des favoris de la course aux Oscars dimanche, pour lequel il a été pressenti, mais dont la trame lui a paru excessivement patriotique.

«Steven Spielberg m'a envoyé le scénario après avoir décidé de ne pas le tourner lui-même. Ces choses-là se passent très vite. Plusieurs millions avaient déjà été investis dans la recherche, le scénario, la préproduction. Il fallait prendre une décision en moins de 24 heures. Le scénario a été proposé à trois ou quatre réalisateurs. Je sais qu'avant moi, en ordre de priorité, il y avait Clint Eastwood et Darren Aronofsky. Peut-être un autre.»

Se savoir en si bonne compagnie, et en compétition avec les cinéastes les plus réputés, ne semble pas intimider outre mesure l'ancien lauréat de la Course Europe-Asie. «On a toujours un peu un syndrome de l'imposteur à Hollywood. Mais je me sens très bien accueilli aux États-Unis. Je n'ai jamais senti autant de liberté, d'écoute et de respect dans la création. Et je côtoie des artistes auxquels je n'aurais jamais eu accès autrement.»

Alors que plusieurs se sont butés à des producteurs interventionnistes et aux carcans rigides des studios en succombant à l'appel des sirènes hollywoodiennes, Villeneuve a plutôt l'impression de s'être épanoui aux États-Unis. «J'ai eu la chance de toujours avoir le dernier mot sur le montage. J'en profite pendant que je le peux!»

Le reverra-t-on réaliser des films au Québec? «Probablement un jour, dit-il. La vérité, c'est que les scénarios qu'on me propose aux États-Unis sont meilleurs que ceux que je peux écrire moi-même. À chacun ses forces et ses faiblesses. Il y a une efficacité dans l'écriture scénaristique à Hollywood. Sicario était un poème cru. Ce que j'aime, c'est remodeler les scénarios avec ma vision de cinéaste. Sicario est autant mon film que l'est Incendies

Pendant qu'il apporte les dernières touches à ce film noir, «très critique de l'Amérique» (dont les images sont signées par le complice de Prisoners, le grand Roger Deakins), Denis Villeneuve a déjà dans sa ligne de mire un autre long métrage, Story of Your Life. Ce film de science-fiction, mettant en vedette Amy Adams, sera tourné au printemps à Montréal.

«J'avais envie de me rapprocher de ma famille, dit-il. Depuis Incendies, je suis tout le temps à l'étranger. Ça fait plus d'un an que je fais la navette entre Los Angeles et Montréal. Et puis, je trouve que tourner un film de 50 millions à Montréal, c'est une belle façon de répondre à ceux qui nous traitent, nous les cinéastes, de téteux de fonds publics. Ça me fâche. L'investissement en culture, ça rapporte!»

Les Oscars vus par Denis Villeneuve

Il ne sera pas de la cérémonie de dimanche, mais Denis Villeneuve ne ratera pas pour autant la soirée des Oscars, un événement qui fait partie intégrante de la légende du cinéma. «Les Oscars, même si ça finit souvent par être ennuyeux, même s'ils ne font pas toujours les bons choix, on finit toujours par les regarder, dit-il. Ça provoque toujours le même genre d'excitation.»

Villeneuve a vu la plupart des films finalistes dans les principales catégories cette année. À titre de membre de l'Académie, il a reçu plusieurs films en DVD et a organisé un «Festival Oscars» avec sa famille pendant les Fêtes. Son verdict? Plusieurs de ses films préférés de 2014 ont été snobés...

Le cinéaste québécois a été particulièrement impressionné par la puissance d'évocation de Foxcatcher de Bennett Miller, Prix de la mise en scène du dernier Festival de Cannes, qui ne se retrouve pas dans les catégories du meilleur film et de la meilleure réalisation à la soirée des Oscars.

«J'ai trouvé que c'était un film extrêmement rigoureux», dit Villeneuve, séduit par le jeu des acteurs Steve Carrell et Mark Ruffalo, tous deux finalistes dans les catégories d'interprétation. «Ils offrent la performance de l'année, tout en intériorité et en subtilité.»

À son avis, le grand favori à l'Oscar du meilleur acteur, Eddie Redmayne, s'il a réussi son numéro d'équilibriste dans The Theory of Everything, propose un jeu plus tape-à-l'oeil dans le rôle du physicien Stephen Hawking. «J'en ai un peu assez du culte des Oscars pour les acteurs qui ont perdu 40 livres, qui se sont enlaidis pour un rôle ou jouent des handicapés», dit-il, en toute franchise.

Denis Villeneuve comprend mal du reste comment l'Académie a pu ignorer la proposition originale de Jake Gyllenhaal dans Nightcrawler de Dan Gilroy, en sociopathe qui n'éprouve pas la moindre empathie. «Et pas seulement parce que c'est mon ami», précise-t-il.

S'il a trouvé Bradley Cooper exceptionnel dans American Sniper («tout se joue dans son regard»), et même si l'énergie déployée par Clint Eastwood, à 84 ans, l'impressionne, le plus populaire des candidats à l'Oscar du meilleur film pèche selon lui par excès de patriotisme.

Villeneuve a apprécié la réalisation de Whiplash par Damien Chazelle, mais regrette l'absence aux Oscars de l'excellent thriller kubrickien Under the Skin de Jonathan Glazer, «une expérience de cinéma hors du commun» mettant en vedette Scarlett Johansson. «C'est peut-être un film trop radical pour les électeurs des Oscars, qui préfèrent des sujets plus consensuels.»

C'est justement le cas des drames biographiques britanniques The Theory of Everything et The Imitation Game, tous deux finalistes à l'Oscar du meilleur film. «Pour moi, dit-il, c'est comme du coloriage à numéros.» Ce n'est pas moi qui vais le contredire.

Toujours au rayon des «oubliés», le cinéaste québécois souligne l'absence de l'impressionnant film de science-fiction Interstellar de Christopher Nolan dans les catégories de pointe, en particulier à la réalisation. «C'est assez hallucinant qu'il ne soit pas là! Il sait comme personne ce qu'il faut faire avec une caméra. Il tente de créer des objets filmiques grand public avec des théories intellectuelles complexes. Un peu comme Steven Spielberg.»

Le cinéaste d'Incendies est très déçu que le candidat de la Suède, Force majeure, n'ait pas été retenu dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère. Et Mommy de Xavier Dolan? «Je m'attendais à ce qu'il soit en nomination, avec tout l'engouement que son film a suscité, dit Villeneuve. J'ai été étonné qu'il ne soit pas des neuf finalistes présélectionnés. Mais Xavier ne devrait pas s'en faire. C'est un ami. J'ai beaucoup d'admiration pour lui. Il ne pouvait pas conquérir le monde en une seule année!»