De leur propre aveu, Ethan et Joel Coen n'ont pas de plan de carrière. Ils s'amusent tout simplement à faire la même chose qu'à l'époque où ils étaient gamins. Ils trônent pourtant au sommet du cinéma mondial depuis 30 ans.

Dès la sortie de la toute première projection du matin d'un nouveau film d'Ethan et Joel Coen, les journalistes affectés au Festival de Cannes ont tôt fait de se livrer à leur exercice préféré: classer le nouvel opus sur l'échelle Coen. Un peu comme on le fait pour les films de Woody Allen, on dira alors qu'il s'agit d'un «grand» Coen, d'un «bon» Coen, ou d'un Coen plutôt «mineur».

Quand Inside Llewyn Davis a été lancé sur la Croisette, au mois de mai dernier, la rumeur s'est répandue comme une traînée de poudre: les frangins nous offraient là un film du meilleur cru. À ranger aux côtés des Fargo, No Country for Old Men et autres Barton Fink. Le jury, présidé par Steven Spielberg, ne s'y est pas trompé non plus. Et lui a attribué le Grand Prix (le prix le plus important après la Palme d'or).

«Vraiment, ça se passe comme ça? Wow!»

Au bout du fil, Ethan et Joel Coen s'amusent de la chose. La Croisette a beau être leur royaume, ils vivent l'événement de façon très différente des critiques. Ils affirment même ne pas avoir trop conscience des rumeurs qui circulent ni de l'accueil immédiat que réserve la presse à leurs films. Ils disent aussi être peu au fait de leur statut iconique partout sur la planète cinéma.

«À vrai dire, on ne sort pas beaucoup! dit Joel. À part Cannes, qui nous a accueillis dès notre deuxième film (Raising Arizona), et qui nous invite souvent, nous restons plutôt discrets. On sait qu'il y a des gens qui étudient nos films, qui vont établir des liens entre les différents thèmes, mais, très honnêtement, tout cela se fait à notre insu. Et nous apparaît un peu étrange!»

«Nous avons toujours fonctionné de la même façon, ajoute Ethan. Nous avons commencé à nous amuser avec une caméra alors que nous étions adolescents, et c'est ce que nous faisons encore aujourd'hui. Nous n'avons jamais eu de vision, de plan de carrière. Nous essayons seulement de trouver une histoire qui nous intéresse. Et ensuite, une autre qui, on le souhaite, sera un peu différente de la précédente. Après True Grit, où nous avons tourné à l'extérieur pendant six mois, on a pensé qu'il serait plaisant de faire cette fois un film à l'intérieur avec peu de personnages. C'est tout le contraire d'une vision d'ensemble. On ne fait que mettre un pied devant l'autre!»

Au départ, une image

Il y a plusieurs années, Joel a suggéré une idée de départ: un chanteur folk qui aurait été battu dans une ruelle. L'image est forte, mais elle est restée figée dans le temps. Jusqu'à ce que les frangins décident d'essayer d'élaborer une histoire autour de cette idée.

«On cherchait une histoire et on s'est souvenus de cette image, expliquent-ils. On a commencé à réfléchir à ce qui avait bien pu mener à ce passage à tabac, sans savoir si on pouvait orchestrer un récit intéressant pour y arriver. Tout a débloqué le jour où on a introduit un chat dans cette histoire.»

Ainsi est né Inside Llewyn Davis, dans lequel on retrouve cet humour décalé dont les Coen ont le secret. En campant leur intrigue dans le monde de la musique folk de la fin des années 50 et du tout début des années 60 (période antérieure à Bob Dylan), ils rendent aussi hommage - à leur façon, bien sûr - à un genre musical appelé à influencer grandement la musique populaire des décennies subséquentes.

Même si ce film est une histoire inventée, les Coen ont puisé leur inspiration dans un livre de souvenirs écrit par le musicien folk Dave Van Ronk. Le récit, étalé sur une durée d'une semaine, décrit un moment charnière dans la vie de Llewyn Davis (Oscar Isaac, une révélation). Désireux de conserver son intégrité artistique à tout prix, le chanteur survit en acceptant de petits boulots. Il se colle aussi à quiconque accepte de l'héberger. Son partenaire musical, avec qui il formait un duo, s'étant suicidé, Llewyn doit tenter de percer en tant qu'artiste solo.

Oscar à la rescousse

Dans ce film, les chansons sont jouées et chantées en entier. La bande sonore, produite par l'incontournable T-Bone Burnett, risque d'obtenir autant de succès que celle d'O Brother, Where Art Thou?. Fidèles à leur habitude, les Coen soignent aussi beaucoup leurs personnages secondaires, même si certains d'entre eux, plus anonymes (comme l'irrésistible madame la secrétaire), ne font que passer. John Goodman (hilarant) et F. Murray Abraham ont des participations marquantes. Carey Mulligan et Justin Timberlake, qui incarnent deux des chanteurs d'un trio à la Peter, Paul and Mary, tirent aussi leur épingle du jeu.

«Nous avons vraiment été chanceux qu'Oscar Isaac se présente à l'audition, fait remarquer Joel. Il avait déjà de l'expérience comme acteur, mais, à notre grande honte, nous ne le connaissions pas. Il est aussi chanteur et musicien. On ne pouvait pas imaginer que tous ces talents puissent converger vers une seule et même personne. Franchement, je ne sais pas ce que nous aurions fait sans Oscar. Comme nous nous étions déjà engagés à faire le film, nous aurions probablement trouvé une voie de contournement pour raconter l'histoire autrement, mais l'arrivée d'Oscar a tout réglé!»

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Inside Llewyn Davis (Être Llewyn Davis en version française) prend l'affiche le 25 décembre à Montréal; le 10 janvier ailleurs au Québec.