Pour atteindre la résidence de Stephen Sugar Segerman, on a droit à une spectaculaire montée dans les sommets brumeux du Cap. Telle excursion vertigineuse dans le quartier Oranjezicht donne le sentiment de vivre une scène de Searching for Sugar Man documentaire oscarisé de Malik Bendjelloul.

Chose certaine, c'est que Segerman, lui, n'est pas encore descendu de son nuage.

«Notre Oscar nous a permis d'assister au Vanity Fair party, parmi les De Niro, Quincy Jones... Imagine, moi, le nobody, j'ai rencontré Buzz Aldrin! Je me suis dit: ''OK, j'ai rencontré un des gars qui ont marché sur la Lune, je peux rentrer chez moi.''»

Le jour de notre rencontre, Segerman est allé faire un tour, comme tous les matins, à sa shop Mabu Vinyls, à cinq minutes de chez lui. Il a reçu La Presse portant fièrement son t-shirt de Rodriguez, dans son salon rempli à craquer de CD, vinyles et de plusieurs clichés de lui avec son ami et idole de jeunesse.

Au milieu de son temple musical qui ressemble à une chambre d'ado des années 70, domine un objet sacré: le téléphone à cadran, en plastique bleu transparent, qui a reçu le premier coup de fil de Sixto Rodriguez, en 1998. Un appel nocturne qui mettait fin à une recherche de trois ans (menée de concert avec Craig Bartholomew) et au mythe qui voulait mort celui qui chantait Sugar Man.

«Honnêtement, si cette histoire s'était conclue avec ce coup de téléphone, j'aurais été satisfait.»

Mais ce n'était que le début de la «résurrection» de Sixto Rodriguez, musicien d'origine mexicaine inconnu chez lui, aux États-Unis, mais vénéré comme Hendrix ou les Beatles en Afrique du Sud. Dans le documentaire de Malik Bendjelloul, il y a bien sûr des scènes du concert au Cap où Rodriguez apparaît, tel un ressuscité, devant une foule extatique. De Sundance aux Oscars, Searching for Sugar Man «n'en finit plus d'avoir des fins heureuses», songe Stephen Segerman.

À la fabuleuse trajectoire de Searching for Sugar Man se greffent toutefois quelques points d'interrogation. À commencer par le dénouement du destin de son héros, Sixto Rodriguez.

«Une des questions laissées en suspens était: est-il marié? Il a été marié à la mère de ses deux premières filles, a divorcé, puis a épousé sa seconde femme, avec qui il a eu sa troisième fille. Ils vivent tous heureux et en harmonie, à Detroit. Maintenant qu'il est célèbre, il a les moyens de s'occuper des siens. Mais il n'a pas acheté une grosse maison avec une piscine. Il a plutôt rénové sa vieille baraque qu'il a payée 50 $ il y a 30 ans.»

Un nouvel album de Rodriguez pourrait-il voir le jour? «Il dit qu'il travaille à de nouvelles chansons, mais je n'ai toujours rien entendu. En fait, son ambition du moment est de devenir maire de Detroit. Il est sérieux!»

Les pèlerins de Mabu Vinyls

Ode à l'intégrité artistique, hommage à la persévérance de deux fans finis, antidote au désabusement d'une époque de célébrité spontanée et de piratage, Searching for Sugar Man a fait de Mabu Vinyls un lieu de pèlerinage. «Encore ce matin, j'ai rencontré deux Américains qui ont fait le détour par le Cap pour nous visiter. C'est incroyable qu'en 2013, un magasin de disques survive aussi bien.»

Ironie du sort, si les premiers fans de Rodriguez l'ont fait connaître en Afrique du Sud en copiant illégalement ses chansons, ses nouveaux fans, eux, tiennent à payer en argent sonnant et trébuchant ses albums pour que le chanteur touche enfin ses droits d'auteur.

Un des reproches adressés à l'équipe de Searching for Sugar Man est d'avoir laissé entendre que le producteur Clarence Avant aurait privé Sixto Rodriguez de ses redevances, sans prouver cette hypothèse. Stephen Segerman remet les pendules à l'heure. «Clarence a été le premier à signer avec Rodriguez. Il lui a versé une avance, l'a envoyé en Angleterre pour enregistrer avec Steve Rowland. L'album a été un flop.» Mais qui a empoché les redevances du demi-million d'albums vendus en Afrique du Sud? «On ne le saura jamais», concède Stephen Segerman, qui ajoute que Rodriguez est toujours sous contrat avec Avant et que tout est bel et bien «kascher».

Chansons de réconciliation

On apprend, dans Searching for Sugar Man, que les chansons The Establishment Blues, I Wonder et Crucify your Mind ont été la trame de fond de la jeunesse sud-africaine qui se rebellait contre l'apartheid. Ce qui n'est pas tout à fait vrai... ni faux, explique Segerman.

«Tout le monde écoutait Rodriguez. Autant le méchant policier que les jeunes Afrikaners en rupture avec leur stricte éducation calviniste. J'ai appris récemment que Steve Biko aussi tripait sur Rodriguez. Il a ouvert nos esprits», partage Stephen Segerman, qui se décrit lui-même comme «un Blanc privilégié qui a grandi en banlieue».

Rodriguez est retourné plusieurs fois en Afrique pour visiter ses amis, sa fille aînée qui s'y est établie et chanter pour ses milliers de fans. Mais maintenant qu'il est demandé partout dans le monde, en Australie comme en Amérique latine, il n'est plus le secret bien gardé du Cap.

«L'autre jour, je lui ai parlé au téléphone et il m'a dit: «Sugar, je n'en reviens pas. Je commande du room service.» C'est un bon gars. S'il avait été chiant, cette histoire n'aurait pas existé.»