Pour son septième long métrage, François Delisle a saisi l'urgence du temps. Le réalisateur de Chorus aborde de manière frontale, à travers les drames d'une famille qui cache un lourd secret, les inégalités qui caractérisent notre monde. Alexandre Castonguay, Guy Thauvette, François Papineau et Evelyne Brochu forment un quatuor familial sur lequel se répercute la faillite de tout un système. Entretien.

Avec des films comme Toi, Le météore et Chorus, François Delisle s'est taillé une place à part dans le milieu du cinéma québécois en empruntant une véritable démarche d'auteur. Au fil des ans, il a orchestré autour de son travail un écosystème qui lui permet de créer à sa guise, mais aussi de produire parfois des oeuvres pour d'autres cinéastes (Catherine Martin et Julie Hivon, notamment).

François Delisle nous propose maintenant CA$H NEXU$, un film en forme de cri de révolte, né d'une urgence de dire à quel point l'humanité court à sa perte par sa propre faute. 

Pendant plus de deux heures, le cinéaste entraîne le spectateur au sein d'une famille où s'affrontent deux frères «que tout oppose». L'aîné, Nathan (François Papineau), est médecin et vit dans un monde très clinique où aucun fil ne dépasse. Son amoureuse (Evelyne Brochu) semble cadrer parfaitement dans ce décor, du moins en apparence. Le cadet, Jimmy (Alexandre Castonguay), complètement rejeté de sa famille, est un itinérant toxicomane toujours en quête de dope, n'importe laquelle. Quand Nathan, au volant de sa rutilante Audi, croise son frère dans la rue tout à fait par hasard, une onde de choc atteindra tous les membres du clan.

Intense d'un bout à l'autre

CA$H NEXU$ est un film intense d'un bout à l'autre. Cette approche découle d'une volonté délibérée du cinéaste de bouleverser le spectateur, voire de le secouer. Parce que c'est nécessaire, selon lui.

«L'idée du film remonte à Chorus, explique-t-il à La Presse. Dans une scène du film, les deux protagonistes, endeuillés par la perte d'un enfant, voyaient à la télé des images d'horreur venues de la Syrie. Qu'est-ce qu'un chagrin intime en regard d'une tragédie collective? Comment peut-on laisser faire ça? C'est là que j'ai commencé à réfléchir à la notion d'iniquité. J'ai voulu trouver une façon de l'évoquer dans un contexte plus intime, d'où l'idée de deux frères, un peu comme le mythe d'Abel et Caïn. J'y fais aussi le constat que la violence est partout dans nos vies, autant dans l'argent que dans le système.»

François Delisle a aussi souhaité traiter du mal-être masculin à travers la fratrie, mais aussi à travers le personnage du père (Guy Thauvette), dont une action du passé a eu de graves conséquences sur le destin de ses fils. Pour la première fois, le cinéaste met également au centre de son récit un personnage complètement en marge de sa société, qui tente de survivre dans un monde très trash.

«Je n'ai pas fait de recherches particulières - ce film n'est pas un documentaire -, mais je vis dans un quartier où je côtoie régulièrement le monde de la marge. Que j'évoque dans un personnage de fiction. J'ai abordé cette histoire de façon mythologique, en créant des archétypes dont nous pourrions, au fil de l'évolution du récit, transpercer les masques.

«Le dernier acte est d'ailleurs laissé à l'interprétation du spectateur, poursuit-il. Il est cependant clair qu'il fait écho à l'écologie et à notre relation avec la planète. Mes prochains films vont clairement s'engager dans cette direction. Parce que nous n'avons pas le choix.»

François Delisle croit encore fermement aux vertus du cinéma.

«Remettre en question le monde dans lequel on vit est un devoir pour les artistes, dit-il. Et le cinéma reste un outil puissant. Je ne suis pas vraiment optimiste pour la destinée de la race humaine, mais si on reste créatifs, on pourra faire face aux changements qui s'en viennent. Même si je suis un gars de caméra et de cinéma, mon intérêt se porte maintenant sur des sujets qui susciteront des discussions. Le cinéma peut rester un phare, car la nécessité de se rebrancher sur les autres humains sera toujours présente. Et pas juste sur des plateformes...»

Contre Netflix!

Complètement anti-Netflix, le cinéaste estime que la présence du géant de la diffusion en continu force les créateurs à affronter leur propre moralité.

«Désolé, mais je ne peux pas appuyer une entreprise qui se place au-dessus de la démocratie et du bien commun, déclare-t-il. Je n'ai absolument rien contre la libre entreprise et le fait de faire de l'argent - c'est son truc -, mais de là à se positionner au-dessus des gouvernements, au-dessus du citoyen, et d'imposer sa culture de façon si mondiale, je trouve ça dangereusement inquiétant.»

«Évidemment, si Netflix me proposait demain matin d'acheter CA$H NEXU$ en vue d'une distribution mondiale, j'y penserais. Ce serait ridicule de dire que je resterais totalement pur devant ça. Je suis un citoyen, avec toutes ses contradictions. Mais il est certain que ça me créerait un dilemme moral, presque faustien!»

Quand on lui fait remarquer qu'Alfonso Cuarón a maintes fois déclaré que sans Netflix, son film Roma n'aurait jamais pu exister, le cinéaste en relève surtout le caractère très calculé.

«Il ne faut pas oublier qu'un film comme Roma constitue aussi un gros coup de marketing très stratégique, fait-il remarquer. Ça permet à Netflix de s'imposer dans l'imaginaire collectif des cinéphiles. Cette présence remet tout un système en question. Il n'y a rien de simple dans ce débat.»

CA$H NEXU$ prendra l'affiche le 22 mars.

PHOTO FOURNIE PAR FRAGMENTS DISTRIBUTION

Alexandre Castonguay dans CA$H NEXU$, de François Delisle