Avec La grande noirceur, Maxime Giroux (Félix et Meira) raconte la cruauté, la perversité et la violence. Celles d'un système qui donne, mais qui prend tout aussi. La compassion, la bonté, l'humanité. Sans compter. C'est un conte d'aujourd'hui. Un conte qui dure depuis des années.

La grande noirceur commence par le discours qui résonnait à la fin du Dictateur. Pas Le dictateur de Sacha Baron Cohen, non, mais bien celui de Chaplin. Chef-d'oeuvre et grande critique du régime nazi, paru en 1940, en pleine Seconde Guerre mondiale.

«Nous voudrions tous nous aider si nous le pouvions. Les êtres humains sont ainsi faits. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons pas haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place.»

Tandis que finissent de résonner ces mots, apparaît à l'écran un groupe d'hommes déguisés en Charlot. Ils tiennent tous un numéro. Le 26 s'avance; la foule l'applaudit. Il vient de gagner le concours. Le meilleur de tous les Charlie, c'est lui.

Il s'appelle Philippe, il est québécois, il est imitateur. Il est déserteur.

Il est le protagoniste du quatrième long métrage de Maxime Giroux, né d'un besoin urgent de faire du cinéma. «Il fallait que je tourne un film. J'avais besoin de tourner un film.» Un film qu'il a scénarisé avec son complice Alexandre Laferrière, en partant d'une idée de Simon Beaulieu, qui signe également les dialogues.

L'idée en question, c'était celle d'«une oeuvre d'époque grandiose, avec plein de figurants, qui aurait coûté 8 millions de dollars».

Mais Maxime Giroux n'avait ni plein de figurants ni 8 millions de dollars. Ce qu'il avait, par contre ? D'excellents acteurs, Martin Dubreuil en tête, et créateurs (Sara Mishara à la direction de la photographie, Patricia McNeil aux costumes, Mathieu Bouchard-Malo au montage), à ses yeux.

Ensemble, ils ont créé une oeuvre dans laquelle un Québécois amoureux de Chaplin fuit un conflit mondial jamais nommé. Il sillonne les routes de l'Amérique en espérant, désespérément, trouver un peu de chaleur, un peu d'humanité. En rappelant souvent sa mère, sa patrie, pour lui dire à quel point il s'en ennuie. 

«Ce n'est pas un film réaliste. Ce n'est pas un film sur la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas le film dans lequel vous pensez être.»

Plutôt que de faire un film d'époque, donc, le cinéaste montréalais a choisi de faire le film d'une époque floue, qui parle de la nôtre. «Et puis, de celle d'il y a 40 ans, d'il y a 60 ans. Bref, un film qui parle de l'humain.»

Esthétique et grossier à la fois

L'humain qui tente de survivre dans des États-Unis aux airs de Far West, où des charlatans font mine de vendre du bonheur, répandant plutôt la cupidité, la haine. Le réalisateur explique: «Je voulais quelque chose de très esthétique à l'image. Mais de racoleur et de grossier sur le plan des personnages.»

Celui du vagabond québécois, avec son pantalon à bretelles, son chapeau melon et sa démarche chaloupée, nous apparaît presque avalé par les paysages immenses et les intérieurs caverneux. Les rares humains qu'il croise semblent plus à l'aise dans ce décor: une geôlière au sourire sardonique et au calme terrifiant, un despote autrefois anonyme qui jouit de sa toute-puissance nouvellement acquise.

Avouant qu'il n'a jamais été le plus fort, avouant qu'il n'a jamais été le plus habile, le personnage du déserteur francophone résiste au chant des sirènes. La force, la fureur, le fric, non merci. «Oui, il résiste, précise Maxime Giroux. Mais c'est par naïveté. Un peu comme le Charlot de Chaplin, qui a d'ailleurs fini par être rejeté par les États-Unis et être traité de communiste. Auquel on a dit: "Chut, chut, chut ! Partager, bâtir un monde meilleur, être plus humain, ce n'est pas ça, le rêve américain! Tu le vendais bien pendant 40 ans, ce rêve, Chaplin. Maintenant, ferme ta gueule."»

La rage de posséder

Avec La grande noirceur, Maxime Giroux a voulu parler de ce «système capitaliste qui nous pousse à consommer, à polluer, à écraser l'autre pour récolter un petit peu de bonheur». Ce système auquel il dit lui-même participer. Notamment, confie-t-il, lorsqu'il tourne des publicités. «Je nourris ce système. Je suis l'un de ceux qui le créent. Je suis en haut de la pyramide.»

Ce film, serait-ce donc un peu son mea-culpa? «Plutôt une preuve de mon impuissance.»

À l'image de celle que ressent le déserteur en ouvrant le journal du jour et en tombant sur le gros titre. «War Rages On». La guerre fait rage.

Si l'on ne voit pas les preuves de cette guerre évoquée tout au long de l'épopée, on sent par contre cette rage de posséder, de dominer l'autre qui guide les protagonistes. Et qui finit par les épuiser.

Dans plusieurs scènes, du reste, on voit le déserteur somnoler. Puis se faire réveiller dans d'étranges circonstances. «Pas de repos! s'exclame Maxime Giroux. Chaque fois qu'il essaie de s'assoupir, on le ramène à la réalité... qui n'en est pas vraiment une.»

Dans cette réalité, des hommes à la beauté fourbe et huileuse l'appellent mon ami, my friend. Lui promettent un peu de charité chrétienne. Parmi eux, un agent d'artistes qui, en apprenant que l'imitateur de Charlot vient de Montréal, s'exclame: «Ah! la Nouvelle-France!» Puis, après une seconde de réflexion: «C'est l'Amérique là-bas aussi.»

Peut-être faudrait-il dire: «C'est l'Amérique là-bas, de plus en plus.» En effet, pendant longtemps, le Québec se tenait en retrait de cette envie dévorante de faire de l'argent, note le cinéaste quarantenaire. 

«De plus en plus, on semble dire: "Heille, nous autres aussi, on est capables de jouer pis de faire du cash!" Mais je ne suis pas sûr que ça nous fait si bien que ça. Je ne suis pas sûr qu'on est si bons là-dedans.»

La foudre et le fracas

Tout au long de son parcours, le protagoniste perdu dans La grande noirceur tentera de savoir: «Qui sont ces gens?» «Pourquoi veulent-ils me tuer?» «Que me voulez-vous?» «Qui êtes-vous?»

«Eux-mêmes ne le savent pas, remarque Maxime Giroux. Ils savent seulement qu'ils travaillent pour quelque chose qui est en haut. Pour un superpouvoir.» Pour une machine que l'on ne remet pas en question.

À la lumière de quelques passages évoqués en entrevue, le cinéaste observe que son film ne fera pas l'unanimité. Lui qui a fait la tournée des festivals du monde et des salles combles avec Félix et Meira, drame d'amour entre un Québécois et une jeune femme juive hassidique, s'attend cette fois à diviser. Mais il l'accepte. Complètement. «C'est important de faire de l'art qui contrarie. Qui soit détesté. Qui ne fait pas dire: "Oh! mon Dieu, comme j'ai été touché par ces beaux sentiments!" Il faut que les gens soient en crisse contre les artistes des fois. Il faut qu'ils réagissent.»

En salle le 25 janvier.

Photo fournie par FunFilm

Dans La grande noirceur, Martin Dubreuil incarne Philippe, un Québécois amoureux de Charlie Chaplin qui fuit un conflit mondial.