Certains interprètes crèvent l'écran dès qu'une caméra s'allume et qu'un projecteur dépose sa lumière sur leur visage. Ce phénomène, à la base du vedettariat, est fascinant et difficilement compréhensible aux yeux du profane. Est-ce une question de charisme, de lumière, de talent ou de beauté? Tout cela à la fois? La Presse a demandé l'avis d'experts du milieu.

On dit qu'un acteur crève l'écran lorsqu'il joue de façon extraordinaire, avec charisme et intensité, pour toucher le coeur du spectateur. Toutefois, cette expression consacrée reste plus facile à voir qu'à expliquer...

De Roy Dupuis à Sophie Desmarais, de François Arnaud à Guylaine Tremblay, de Karine Vanasse à Antoine Olivier Pilon en passant par Caroline Dhavernas, Maude Guérin, Alexandre Landry, Claude Legault, Laurence Leboeuf, Marc-André Grondin et tant d'autres, le Québec est une pépinière de vedettes qui percent l'écran de notre imaginaire. Des acteurs et des actrices qui tissent un lien fort avec le public à chaque apparition dans un film ou une série.

Comment expliquer qu'un interprète perce l'écran du premier coup?

Après 30 ans dans le métier comme directrice d'une agence de casting, Lucie Robitaille cherche encore la recette magique pour fabriquer une star de cinéma.

«On appelle ça une présence; et la présence ne s'explique pas.»

Être photogénique ou télégénique, ce n'est pas une simple question de beauté. On peut être très beau et ne pas passer à l'écran. «C'est une question de la structure osseuse, la forme et les angles du visage, ou encore de la grandeur des yeux», estime Robitaille, qui a vu défiler des milliers d'interprètes en auditions pour décrocher un rôle au cinéma ou à la télévision.

Et la lumière fut!

«Le cinéma, c'est beaucoup la lumière. Et la lumière a tendance à se réfléchir sur une surface », explique Sophie Lorain. Selon la productrice et réalisatrice (Charlotte a du fun, Au secours de Béatrice), certains grains de peau ou couleurs de cheveux réfléchissent mieux la lumière que d'autres. « Les actrices rousses - je pense à Isabelle Huppert, Julianne Moore ou Jessica Chastain - sont magnifiées par l'éclairage au cinéma.»

La jeune cinéaste Sophie Dupuis est du même avis. «C'est de l'ordre de la chimie, du "pH" de la peau», dit la réalisatrice de Chien de garde. Elle se rappelle avoir dirigé Julie Le Breton dans un film étudiant à l'Université Concordia. «Dès que j'ai commencé à la filmer, je me suis rendu compte que la caméra l'adore. Julie s'illumine et il y a des étincelles dans ses yeux.»

L'un des plus grands succès de l'histoire du cinéma, Titanic, est bien sûr redevable au charisme de Leonardo DiCaprio et de Kate Winslet (tiens, une autre rousse!). «Le regard de Kate Winslet est transparent. Il semble directement branché sur son âme», estime Michel Monty, qui enseigne le jeu à la caméra au Conservatoire d'art dramatique de Montréal. Monty croit aussi que la morphologie, ou la symétrie d'un visage, contribue à crever l'écran. Il donne aussi l'exemple de Julie Le Breton, qu'il a dirigée en 2011 dans Une vie qui commence: «La lumière aime Julie! Je n'avais presque pas besoin de l'éclairer, tellement son visage est lumineux.»

Le réalisateur Émile Gaudreault a même une anecdote avec la comédienne pendant le tournage de De père en flic 2: «Tous les acteurs étaient assis sur des roches au milieu de la forêt. L'éclairage n'était pas avantageux pour personne... Or, au milieu de tout ça, Julie avait l'air de Grace Kelly!»

Une question de charisme

«Au Québec, on est tous à la recherche d'un nouveau Roy Dupuis de 35 ans. Mais il n'existe pas encore», lance Francis Leclerc.

Le réalisateur de Pieds nus dans l'aube et de Mémoires affectives a travaillé souvent avec Roy Dupuis, et aussi avec Laurence Leboeuf. Il reconnaît qu'il y a chez ces interprètes un mélange de choses - regard, énergie, présence - qui leur permet de nous attirer «comme un aimant», sans avoir à jouer la carte de la séduction. «Je me sens privilégié de les diriger. Dans le cas de Roy, son corps est lié à son cerveau d'une façon magique. C'est rare.»

Les cinéastes interviewés pour ce reportage s'entendent tous sur une chose: il est impossible de donner une définition précise du charisme ou de la présence à l'écran. «C'est un don, tu l'as ou tu ne l'as pas, avance Sophie Lorain. Ensuite, ce que tu fais avec, comment tu t'en sers, ça t'appartient.»

«Les êtres qui possèdent un charisme absolu ont 1 an et moins. Un bébé au centre d'une pièce dévore l'attention, car il n'a pas encore développé ses mécanismes de défense. Cette transparence fait que nous sommes touchés. Un acteur charismatique semble vulnérable, accessible. Il est en quelque sorte un bébé géant!», poursuit Émile Gaudreault, réalisateur.

Pour la réalisatrice de Gabrielle, Louise Archambault, le charisme tient aussi au talent et à la capacité d'un interprète de s'abandonner à son personnage sur un plateau de tournage. «Tout en ouvrant sur sa vérité, ses imperfections et sa vulnérabilité. Le charisme, c'est aussi la générosité, le partage et l'écoute envers ses partenaires de jeu.»

Lorsque charisme absolu et don d'acteur sont combinés, une star est née, selon Émile Gaudreault: «Le charisme est beaucoup plus rare que la capacité d'intérioriser [ses émotions], c'est vraiment le mélange des deux qui est frappant», avance le réalisateur de Mambo Italiano.

Au cinéma, les yeux parlent et le charisme est souvent une question de regard. «J'aime sentir que l'acteur ne joue pas simplement une émotion, mais qu'il est habité par la vie intérieure du personnage, explique la réalisatrice Chloé Robichaud (Pays, Sarah préfère la course). Et souvent, c'est par le regard que l'acteur nous fait réellement ressentir cette intériorité.»

D'ailleurs, Michel Monty résume le jeu à la caméra comme «l'art du regard». «Dans Une vie qui commence, j'ai dirigé le comédien Charles Antoine Perreault, qui avait alors 13 ans sur le plateau. Je l'ai justement choisi à cause de ses yeux; pour ce que son regard dégage de perturbant.»

Photo Marco Campanozzi, Archives La Presse

Sophie Lorain, actrice, réalisatrice et productrice

Apprivoiser la caméra

Si l'on enseigne le jeu à la caméra dans les écoles, c'est parce que des outils et des méthodes peuvent aider les futurs comédiens. Néanmoins, le talent et le charisme ne s'enseignent pas.

«Jouer devant la caméra est à la base un don, mais s'il est présent, il peut être travaillé afin que l'acteur apprenne à l'utiliser, dit Émile Gaudreault. S'il n'y a pas de don, il n'y a rien à faire, aucun réalisateur, aucun professeur, aucun coach ne pourrait aider l'aspirant acteur.»

Au cinéma, un visage neutre raconte une histoire, voire des histoires. Par exemple, les gros plans de Liv Ullmann dans Persona, le chef-d'oeuvre de Bergman, sont plus évocateurs que mille répliques bien écrites. «En gros plan extrême, un clignement des yeux peut devenir une grimace», illustre Lucie Robitaille.

En ce sens, un acteur ne peut pas tricher avec la caméra. Son jeu doit être aussi subtil que vrai. «En audition, poursuit Robitaille, je donne un conseil aux comédiens [qui est celui de plusieurs réalisateurs à Hollywood]: "Do nothing!" [Ne faites rien.] Soyez juste là, dans la vérité du moment, de vivre la situation.»

Même son de cloche chez Chloé Robichaud: le jeu à la caméra devient crédible «quand il est ancré dans la vérité du comédien». «Les trucs et outils que j'utilise en direction d'acteurs ne servent qu'à les ramener dans une authenticité. Ça ne sert à rien, par exemple, d'essayer de jouer "triste", "en colère" ou "drôle". Il faut trouver des ancrages en soi-même pour y parvenir.»

Michel Monty donne ce conseil à ses élèves au Conservatoire. «Si un réalisateur prend plusieurs prises d'une même scène, il faut jouer différemment, apporter des nuances d'une prise à l'autre et ne pas faire la même chose à chaque prise. Car le film se réécrit au montage et l'acteur a la responsabilité de fournir du matériel différent au monteur.»

Protégé par le personnage

Il y a des acteurs et des actrices moins remarquables dans la vie de tous les jours, effacés, timides, voire timorés, qui pourtant crèvent l'écran. On dirait qu'ils sont plus doués pour le jeu que pour la vie...

«En effet, ces acteurs s'épanouissent dans un contexte de travail, car ils ont plus de talent pour incarner un personnage que pour affronter la réalité, pense Émile Gaudreault. Sur le plateau, ils deviennent quelqu'un d'autre.»

Sophie Lorain ajoute que le fait qu'un interprète soit entouré de professionnels sur un plateau va l'aider à faire une bonne performance. «Toute l'équipe [réalisateur, cadreur, directeur photo, coiffeur, maquilleur, etc.] prépare l'acteur pour qu'il puisse exceller quand la caméra s'allume, dit-elle. Alors, si l'interprète est en unisson avec le texte, la situation et la vérité... S'il est généreux et s'abandonne au rôle, c'est là qu'il crèvera l'écran.»

Toutefois, pour aller dans cette zone-là, il y a un prix à payer. «Il faut accepter d'investir de sa personne, confie la vedette de C'est le coeur qui meurt en dernier. Et dans certains cas, c'est très souffrant.»

De la scène à l'écran

Un bon acteur au théâtre ne passe pas forcément bien à l'écran. Et vice versa. Au cinéma et à la télévision, les façons de travailler sont différentes de celles des planches. Au théâtre, les acteurs peuvent répéter le détail d'une scène pendant des semaines avec le metteur en scène. 

«La scène demande une projection, tandis que la caméra demande une introspection, résume Émile Gaudreault. Et tous les acteurs ne maîtrisent pas l'intériorité. C'est pourquoi, quand je travaille avec un humoriste, je lui demande de faire quelques ateliers avec l'actrice Johanne-Marie Tremblay. Elle lui apprend à développer des trucs pour ressentir une émotion, plutôt que de l'indiquer.»

Encore là, la caméra est un outil fabuleux et... mystérieux ; elle aura toujours le dernier mot. «Parfois, je revois le soir chez moi [sur vidéo] un acteur qui m'avait déçu en audition... Et son jeu est très différent sur écran», confie Sophie Dupuis.

Finalement, Sophie Lorain avance qu'au Québec, où les acteurs ne peuvent faire autrement que d'être polyvalents, ce phénomène est plus rare qu'ailleurs. «En France, des acteurs jouent uniquement au théâtre et boudent le cinéma et la télévision comme médium, préférant la parole à l'image. Sur un plateau, c'est une autre façon de travailler, plus contraignante, surtout si tu ne tournes jamais. C'est une machine qu'un acteur doit souvent huiler.»

Une machine qui rend l'écran humain.

photo Yan Doublet, archives le soleil

Chloé Robichaud, réalisatrice de Pays et de Sarah préfère la course