Le producteur Roger Frappier voulait faire le film The Grand Seduction avec Ken Scott, scénariste de l'oeuvre originale La grande séduction. Puis, il ne voulait plus. Puis, il voulait de nouveau. Puis Ken Scott a quitté le navire, cédant aux chants des sirènes hollywoodiennes. Frappier a déposé un grief devant un tribunal d'arbitrage. Et il a gagné. Mais le clan Scott ne cède pas. Entre le producteur et le réalisateur-scénariste, la séduction a viré à la zizanie d'affaires.

Pour avoir abandonné son poste de réalisateur du film The Grand Seduction à quatre semaines de la préproduction au printemps 2012, le réalisateur Ken Scott a commis une faute contractuelle à l'endroit de son employeur, Max Films.

C'est la décision rendue le 23 juillet dernier par un tribunal d'arbitrage voué aux litiges du monde des arts. Or, six mois après la décision, les parties ne s'entendent toujours pas sur qui doit de l'argent à qui et pour quels montants.

Président de Max Films, Roger Frappier estime que le départ impromptu de Ken Scott a entraîné des coûts supplémentaires de 626 157,23$. Il réclame des dommages-intérêts de cet ordre. Mais l'autre partie affirme que même s'il y a faute de la part de Scott, ça ne veut pas dire que c'est lui qui doit de l'argent à Frappier, mais plutôt ce dernier qui lui serait redevable pour le travail qu'il avait accompli sur The Grand Seduction.

Au coeur de cette histoire se trouve la décision de Ken Scott qui, dans un courriel daté du 19 avril 2012, a annoncé à Roger Frappier son intention de quitter le projet. Or, quatre jours plus tard, le 23 avril, on a annoncé que Scott allait tourner un remake américain de son film Starbuck chez Dreamworks, société cofondée par Steven Spielberg.

Dans leur grief présenté devant le tribunal d'arbitrage, Max Films et Morag Loves Company, un producteur terre-neuvien minoritaire, prétendent qu'il y avait un contrat en bonne et due forme avec M. Scott pour la réalisation du film. Ce contrat «aurait été résilié unilatéralement et sans préavis par les intimés», prétendent-ils.

De leur côté, le Conseil du Québec de la Guilde canadienne des réalisateurs, Ken Scott et sa société de production estiment qu'il n'y avait pas de contrat liant les deux parties, mais plutôt une lettre d'intention indiquant que le contrat portant sur la réalisation entrerait en vigueur lorsque tout le montage financier serait bouclé.

Cette lettre d'intention indiquait que si le bouclage financier n'était pas terminé le 1er août 2011, M. Frappier devrait verser 30 000$ au réalisateur (ce qui a été fait, mais avec du retard) et que ce dernier aurait alors un droit de refus (de retrait) si le tournage était remis à une date ultérieure.

Échange de courriels

Entre le printemps 2011 et le printemps 2012, M. Scott a manifesté plusieurs fois ses inquiétudes à M. Frappier concernant le montage financier et le casting.

Or, dit-il dans son courriel du 19 avril 2012, ses obligations personnelles et familiales ne lui permettaient plus de refuser des contrats ailleurs et qu'il avait une proposition pour tourner un film à l'automne.

Dans ce courriel, M. Scott écrit: «En date d'aujourd'hui, nous ne sommes pas plus avancés qu'en septembre dernier. Nous avions un échéancier dans lequel nous devions être financés à la mi-octobre. Nous avions dit qu'il était essentiel d'avoir nos acteurs avant Noël. Nous sommes à la mi-avril et nous ne sommes pas financés et nous n'avons pas d'acteurs de signés.»

Dans sa réponse, Frappier lui écrit: «Jamais je ne t'ai dit que nous ne tournerions pas cet été dans les dates prévues. Jamais je ne t'ai dit que le film n'était pas financé. Au contraire, je t'ai expliqué que j'avais plus d'un plan de financement.»

La décision

Dans sa décision, l'arbitre, Me Nathalie Faucher, estime non seulement qu'un contrat avait été signé, mais aussi que M. Scott avait laissé filer l'occasion d'exercer son droit de retrait.

Lors d'une rencontre de l'équipe de production, le 28 juillet 2011, les participants ont été informés que le financement n'était pas encore bouclé au goût de M. Frappier. D'un commun accord, tous ont accepté de reporter la production au printemps 2012. C'est à ce moment que le réalisateur aurait pu se libérer de l'entente tel que stipulé dans la lettre d'intention. Ce qu'il n'a pas fait.

Me Faucher souligne aussi que selon l'entente collective, une partie souhaitant résilier un contrat doit transmettre un avis écrit à l'autre partie et lui donner un «délai raisonnable» pour trouver une solution de remplacement. Ce qui n'a pas eu lieu.

Réactions

«Lorsque Ken m'a laissé tomber à quatre semaines de la préproduction officielle, ç'a été pour moi, humainement, un grand sentiment de trahison, dit M. Frappier. Ça voulait dire que ça faisait des mois qu'il y avait des négociations [sur le remake de Starbuck]. Ça m'a causé énormément de préjudices. Ma crédibilité a été directement attaquée par rapport aux institutions qui investissaient dans le film et surtout par rapport à tous les agents avec lesquels je négociais. Je devais en plus trouver un nouveau réalisateur qui serait accepté par tout le monde.»

M. Scott n'a pas directement réagi. C'est l'agente d'affaires du Conseil du Québec de la Guilde canadienne des réalisateurs, Chantal Barrette, qui a répondu à nos questions. «C'est une première étape. Et il reste une deuxième étape», dit-elle, faisant référence aux négociations entre les deux parties sur les dommages et intérêts.

Donc, les deux parties doivent négocier qui paie quoi. Et dans ce domaine, visiblement, il y a impasse.

À noter que le jugement d'un tribunal d'arbitrage peut être porté devant la Cour supérieure pour une révision judiciaire.

Deux griefs contre Frappier

Roger Frappier a une autre procédure en cours avec Ken Scott. Par le truchement de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC), Scott réclame à Frappier des redevances d'auteur pour le remake du film La grande séduction, qui sortira en France le 11 février sous le titre Un village presque parfait. La semaine dernière, M. Frappier disait qu'il paierait Scott dès que ce dernier le paierait dans la cause portée devant l'arbitre. Or, dimanche soir, M. Frappier nous a envoyé un courriel signifiant qu'il paierait M. Scott cette semaine. Hier au téléphone, l'agent de Ken Scott, Maxime Vanasse, a dit à La Presse que M. Frappier avait jusqu'au 2 février pour payer ces redevances françaises à Scott. La Guilde canadienne des réalisateurs s'en va aussi en arbitrage contre Roger Frappier parce que ce dernier n'a pas versé la dernière tranche de la somme due à Don McKellar pour la réalisation de The Grand Seduction. «Nous avons parlé à Don et lui avons dit que son dernier versement lui sera remis lorsqu'on aura été payés par Ken», argue le producteur. L'agente d'affaires Chantal Barrette, de la Guilde, dit que les deux dossiers ne sont pas rattachés. «Ce n'est pas juste un dernier paiement. C'est un gros paiement, dit Me Barrette. Don McKellar a été engagé pour réaliser le film. Il l'a fait et l'a livré dans les temps requis. Pourquoi ne reçoit-il pas les sommes dues en ce moment?»