Ce qu’il reste des artistes qui nous quittent, ce sont leurs œuvres les plus signifiantes. Dans 50 ans, on se souviendra certainement de Michel Côté – et de Jean-Marc Vallée – grâce à C.R.A.Z.Y. Le personnage de Gervais Beaulieu qu’incarne Côté a marqué les esprits, par la justesse de son interprétation, par l’authenticité du désarroi, de la colère et de l’amour que porte ce père québécois archétypal des années 1970 à ses fils.

C.R.A.Z.Y. témoigne de l’évolution du Québec à une époque charnière de son histoire. C’est à la fois une œuvre de fiction percutante et un document d’archives précieux, à l’instar des Ordres de Michel Brault (qui aura 50 ans l’an prochain). Un film qui cristallise pour la postérité la place de Michel Côté non seulement dans notre cinématographie, mais dans la Culture québécoise. Il en restera pour toujours un visage indissociable.

Le cinéma a cette vertu. Cette fonction mémorielle. Même si ce n’est souvent qu’a posteriori, bien des années plus tard, que l’on mesure l’importance historique d’une œuvre, d’un ou d’une cinéaste, d’un acteur ou d’une actrice.

Lorsque Orson Welles a réalisé Touch of Evil en 1958, les studios Universal, insatisfaits du résultat, l’ont congédié et ont modifié le montage, afin de le rendre plus conventionnel. Le film, un échec critique et commercial à sa sortie en salle, est aujourd’hui considéré dans sa version souhaitée par Welles – inoubliable dans le rôle d’un détective véreux – comme l’un des plus grands polars de l’histoire du septième art.

Le cinéma, on l’oublie trop souvent, n’est pas qu’une industrie.

Ce n’est pas qu’une fabrique à saucisses d’aventures de superhéros, de poursuites en chars modifiés ou de contes pour enfants édulcorés dont le seul objectif est d’inscrire de nouveaux records de recettes aux guichets. C’est surtout un art. Qu’il soit rentable ou pas, stricto sensu, est accessoire.

PHOTO PATRICIA DE MELO MOREIRA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Justine Triet, après avoir remporté la Palme d’or au 76e Festival de Cannes pour Anatomie d’une chute

C’est ce qu’a rappelé la lauréate de la plus récente Palme d’or, Justine Triet, le week-end dernier. En allant cueillir la récompense ultime du Festival de Cannes pour son film Anatomie d’une chute, la cinéaste française en a profité pour tirer à boulets rouges sur la gestion des régimes de retraite du gouvernement Macron. En mettant en garde contre un glissement de ses politiques vers un objectif de rentabilité du cinéma français.

« La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française, cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui », a déclaré la cinéaste.

Sur Twitter, la ministre de la Culture française, Rima Abdul-Malak, a aussitôt répondu qu’elle était « estomaquée » par « un discours si injuste », et a ajouté que « ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français ! » « Je trouve que c’est ingrat et injuste », a-t-elle expliqué le lendemain en entrevue, en qualifiant le discours de Justine Triet d’« extrême gauche ».

On connaît la chanson, comme dirait Alain Resnais. D’autres politiciens et commentateurs français ont dénoncé dans la foulée le cinéma élitiste « d’enfants gâtés » financés avec « les impôts des contribuables ». Ils n’ont pas dit « BS de luxe », mais ils n’en pensaient pas moins.

Une troisième femme seulement en 76 ans d’existence du Festival de Cannes remporte une Palme d’or, et tout ce que l’on semble retenir, c’est qu’elle a osé critiquer le gouvernement. Sois belle et tais-toi, comme disait Marc Allégret.

Est-ce qu’un artiste qui reçoit de l’argent public renonce à sa liberté de parole ? Les subventions viennent-elles avec un bâillon ?

On ne mord pas la main qui nous nourrit, dit-on. C’est à croire que Rima Abdul-Malak distribue elle-même des morceaux de pain (ou de brioche, le cas échéant) aux artistes. Les aides publiques directes ne représentent qu’une partie du financement des films en France. Le cinéma français s’autofinance aussi d’une manière ingénieuse. Ceux qui vont voir des films – qu’il s’agisse d’un film de Marvel ou d’un film de Justine Triet – soutiennent le cinéma français grâce à une taxe sur les billets vendus en salle.

Le cinéma français a des parts de marché très enviables : entre 35 et 45 % depuis une décennie, contre 5 à 13 % pour le cinéma québécois. L’exception culturelle française reste néanmoins fragile. Un rapport sénatorial intitulé « Itinéraire d’un art gâté : le financement public du cinéma », publié le 17 mai, a le mérite d’être clair. Il propose une révision budgétaire des montants et des plafonds de crédits d’impôt accordés au milieu du cinéma.

Rien pour rassurer Justine Triet, qui craint que le cinéma français ne tende progressivement vers une logique marchande inspirée du cinéma hollywoodien. Et qu’à l’avenir, des films indépendants comme le sien puissent plus difficilement exister.

Elle aurait pu se contenter d’accepter sa Palme d’or en souriant pour les caméras, avant de proposer un boniment sans conséquence. Elle a préféré la prise de parole conséquente, provocatrice et courageuse dans les circonstances. Pour que l’art qu’est le cinéma ait toujours préséance.

Dans 50 ans, on se souviendra de C.R.A.Z.Y. pour la qualité de sa réalisation, de son jeu, de son scénario, de ses dialogues. Pour Michel Côté, pour Marc-André Grondin, pour Jean-Marc Vallée. Pas pour son budget ni la somme d’argent public qui y a été investie. Dans 50 ans, les Québécois ne regretteront pas qu’une partie de leurs impôts aient permis à ce chef-d’œuvre de voir le jour. Ils en seront fiers.