Elles fixent l’objectif, le regard triste, inquiet ou défiant. Ce sont des filles pour la plupart, des femmes aussi. Anaïs Barbeau-Lavalette nous présente leurs visages en gros plan, tirés d’archives, dans son adaptation du roman de Romain Gary Chien blanc.

Ce sont les regards de femmes noires, qui ont vécu la ségrégation ou l’humiliation de formes nouvelles d’esclavage, qui ont senti la révolte et la rébellion monter en elles, l’indignation et l’impuissance aussi. Elles fixent l’objectif et à travers lui, elles nous fixent nous. Dignes et imperturbables, déterminées ou découragées, avec une question dans les yeux : « Qu’allez-vous faire ? »

C’est le regard terrorisé d’une adolescente noire pourchassée par deux adolescents blancs, en 1968, dans un champ de l’Alabama. Que l’on verra à l’écran quelques minutes plus tard, pendue à un arbre, pendant que l’on entend Dominique Fils-Aimé chanter Strange Fruit, protest song belle et déchirante, inspirée par le lynchage de deux Afro-Américains en Indiana.

Southern trees bear a strange fruit / Blood on the leaves and blood at the root / Black bodies swinging in the Southern breeze / Strange fruit hanging from the poplar trees… (« Les arbres du Sud portent un fruit étrange / Du sang sur les feuilles et du sang aux racines / Corps noirs se balançant dans la brise du Sud / Fruit étrange pendu aux peupliers… »)

Jean Seberg (Kacey Rohl) et Romain Gary (Denis Ménochet) se rendent aux funérailles de cette adolescente. Seberg est une vedette du cinéma mondial depuis qu’elle a été révélée en Jeanne d’Arc par Otto Preminger, puis dans À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Gary, ancien aviateur et héros de guerre, est consul de France à Los Angeles et a déjà obtenu l’un de ses deux prix Goncourt (pour Les racines du ciel, dans lequel la défense des éléphants en Afrique est une métaphore de la défense des droits de la personne).

Jean Seberg offre ses condoléances à la mère de l’adolescente, qui lui ordonne de partir sur-le-champ. Laisse-nous notre lutte, c’est tout ce qu’il nous reste, lui dit la mère éplorée. Cette scène est le pivot du film. Celle qui distingue ce couple privilégié qui habite une villa dans les hauteurs de L.A. de ceux avec qui il se montre solidaire.

PHOTO FOURNIE PAR SPHÈRE FILMS

Scène de Chien blanc

Martin Luther King vient d’être assassiné. Les États-Unis sont à feu et à sang. Jean Seberg milite pour les droits civiques aux côtés de son amant, un membre des Black Panthers. Romain Gary espère sauver son couple, qui se délite sous ses yeux. Il accueille chez lui un berger allemand, pour faire plaisir à son jeune fils, mais découvre que ce « chien blanc » a été dressé pour s’attaquer aux Noirs.

Depuis l’époque des plantations de coton, on a élevé ces chiens pour qu’ils chassent des afrodescendants et répriment des révolutions, celles du Black Power et de Black Lives Matter, celles qui ne sont pas télévisées, comme le disait Gil Scott-Heron dans sa célèbre chanson.

« Il est raciste, ton chien. Il faut le tuer, dit Jean Seberg à son mari, de 24 ans son aîné.

— Alors on tue tous les racistes ? Et on élimine tous ceux qui ne pensent pas comme nous ? », lui répond l’écrivain, qui s’est mis en tête de sauver ce chien, pour se convaincre qu’il reste de l’espoir pour l’humanité.

On ne naît pas raciste, on le devient. On devrait pouvoir en être déprogrammé, en quelque sorte.

C’est le pari de Gary. Et l’essence de son roman. Auxquels fait écho Anaïs Barbeau-Lavalette dans cette adaptation subtile, émouvante et poétique, qui évite les écueils du manichéisme et du discours bien-pensant, et pose des questions aussi complexes que fondamentales.

Comment appuie-t-on une lutte que l’on sait juste, mais qui n’est pas à proprement parler notre lutte ? Comment devient-on l’allié d’une cause sans se l’approprier ? Ce n’est pas parce que l’on est de bonne foi que l’on a raison de faire certains gestes. Et ce n’est pas parce que l’on a raison sur le fond que l’on a raison sur la forme.

C’est mon pays, rappelle Jean Seberg, née dans l’Iowa, à Romain Gary. Elle est l’Américaine exilée à Paris, revenue aux États-Unis, où il n’est qu’un représentant de la France, profitant de ses privilèges diplomatiques. Elle se sert plutôt de son privilège médiatique pour mettre en lumière des injustices, dit-elle encore à son mari. Sinon, les caméras n’y seraient pas.

L’important, lui répond-il non sans paternalisme, c’est la manière dont on fait les choses. Et le problème, ajoute-t-il, c’est que tu finis toujours par tout ramener à ta personne. Est-ce préférable de ne rien dire, de ne rien faire, et surtout de ne rien écrire, ce qui est encore ce que tu sais faire de mieux ? lui demande-t-elle, piquée au vif, en déplorant son manque de courage. Il n’a pas tout à fait tort, elle n’a pas tout à fait raison. Rien n’est tout blanc ni tout noir. À l’image de ce film, qui pose plus de questions qu’il ne propose de réponses.

Des femmes noires qui n’ont pas voix au chapitre — dont cette mère d’une adolescente assassinée — voient à la télévision Jean Seberg, une vedette de cinéma, parler à leur place. En revanche, de crainte de s’approprier la voix des autres, Romain Gary préfère se taire. Est-ce par le silence qu’il souhaite améliorer les choses ? Est-ce en devenant elle-même une cible des racistes que Jean Seberg est la plus utile ?

Elle finira par prendre un pas de recul et lui par écrire un roman, Chien blanc, dont Anaïs Barbeau-Lavalette a tiré ce long métrage fin et percutant. Un récit sur lequel la cinéaste a posé son propre regard, plein d’empathie et d’humanisme, d’espoir et d’optimisme. Malgré tout.

Dans une version antérieure de cette chronique, nous écrivions que l’on entendait Billie Holiday chanter Strange Fruit dans le film. Or, la version que l'on y entend est une reprise de Dominique Fils-Aimé.