« In Godard, there’s God ! » La formule du modérateur de la conférence de presse de Jean-Luc Godard en avait fait soupirer plus d’un par son enflure, sa déférence et son obséquiosité, il y a une vingtaine d’années, au Festival de Cannes. J’y repense et je me dis qu’elle n’était peut-être pas si exagérée.

Le cinéaste franco-suisse, qui s’est éteint mardi à l’âge de 91 ans, a eu recours à l’assistance au suicide, légale en Suisse. Il était et restera un dieu du cinéma. Adulé et détesté, incompris et incompréhensible, l’enfant terrible du septième art incarnait le meilleur et le pire de ce qu’il a à offrir.

C’était un être de multiples paradoxes. Un artiste aussi incontournable qu’insaisissable, avant-gardiste que prétentieux, génial qu’insupportable. À l’image, oui, de ses films, tantôt rébarbatifs, tantôt irrésistibles.

Un iconoclaste érudit, le cigare au bec, un séducteur à la chaîne aux relents misogynes, un moraliste anticonformiste au regard malicieux dissimulé derrière ses lunettes noires.

Né le 3 décembre 1930 à Paris, dans un milieu bourgeois, puis élevé entre la France et la Suisse, Jean-Luc Godard connaît une jeunesse difficile, trouve refuge dans le sport, et vient tard à la cinéphilie. Le coup de foudre est intense. Inconditionnel de Hitchcock et de Nicholas Ray, de Bergman et Bresson, il devient critique à la revue Arts et aux Cahiers du cinéma, sous le pseudonyme de Hans Lucas, tout en travaillant comme attaché de presse pour les studios Fox.

Son goût de la formule, des aphorismes et des réversions (« Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction » ; « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image ») lui vaut la reconnaissance de ses pairs.

À l’instar des autres « jeunes-turcs » des Cahiers – Rivette, Chabrol, Truffaut, Rohmer –, il milite pour une révolution du septième art et rêve de faire du cinéma autrement. Avec Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo, mort il y a un an presque jour pour jour, Godard tourne son premier long métrage, À bout de souffle, d’après un scénario de François Truffaut. Le film, qui restera son plus grand succès critique et populaire, marque d’une pierre blanche en 1960 l’arrivée d’un « nouveau cinéma » français. Godard n’a pas 30 ans et il est, avec Truffaut, le héraut de la Nouvelle Vague.

C’est avec Belmondo encore que JLG réalise la comédie sentimentale Une femme est une femme en 1960. C’est aussi à lui qu’il confie, en 1965, le rôle principal de son chef-d’œuvre Pierrot le fou, rocambolesque histoire d’amour mettant aussi en vedette sa compagne et muse Anna Karina (avec qui Godard vivra une rupture houleuse la même année).

En 1963, Godard tourne à Capri Le mépris, avec Michel Piccoli et Brigitte Bardot, dans son rôle le plus marquant. L’année suivante, il tourne Bande à part. En 1965, Alphaville remporte l’Ours d’or au Festival de Berlin.

En cinq ans, JLG a déjà révolutionné le cinéma. Il signe Masculin, féminin, avec Jean-Pierre Léaud, « en garde partagée » avec Truffaut, puis en 1967, au sommet de sa gloire, il tourne La Chinoise avec Anne Wiazemsky, qui deviendra bientôt sa femme.

La réception faite à ce pamphlet maoïste provoque chez Godard une remise en question profonde de son œuvre et de son rôle d’artiste, exacerbée par les évènements de Mai 68. Avec Truffaut, il réclame et obtient la suspension du Festival de Cannes. « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! », lance-t-il aux organisateurs du Festival.

Quelques mois plus tard, en décembre 1968, Godard tourne à New York le documentaire One plus One, qui juxtapose des entrevues avec les leaders des Black Panthers et des images des Rolling Stones, en plein enregistrement du classique Sympathy for the Devil.

Il en profite pour se rendre en Abitibi, où il prend d’assaut une station de télévision de Rouyn-Noranda en compagnie de son équipe et de quelques collaborateurs québécois – dont Pierre Harel – afin de mener une « expérience révolutionnaire » de télé citoyenne, qui doit durer 10 jours. Elle ne dure que 30 minutes.

Frigorifié, Godard quitte l’Abitibi sans avertir ses hôtes, se promettant d’écrire « un livre sur les liens entre le maoïsme et le climat ». Le cinéaste québécois Éric Morin s’était inspiré de cette anecdote historique pour son premier long métrage Chasse au Godard d’Abbittibbi en 2013. La documentariste Julie Perron en a tiré un court métrage en 2000, Mai en décembre (Godard en Abitibi).

C’est à la suite des évènements de Mai 68 que Godard rompt avec son « grand frère » Truffaut. Leur amitié ne survit pas au virage à 180 degrés de JLG, qui fait table rase de cette Nouvelle Vague qu’ils ont fait naître ensemble une décennie plus tôt.

Godard plonge dans un cinéma à contre-courant, militant et révolutionnaire d’extrême gauche, réalise Vent d’Est avec le groupe radical Dziga-Vertov, et s’applique avec acharnement à déboulonner, pour ne pas dire dynamiter, son propre mythe, sabotant quantité de projets et d’amitiés.

Il est devenu « un être humain de merde sur un socle de merde », lui écrit François Truffaut dans une célèbre correspondance.

Sa renaissance populaire du tournant des années 1980, avec Sauve qui peut (la vie) et Prénom Carmen – qui remporte le Lion d’or à Venise en 1983 –, est de courte durée. L’année suivante, il provoque le scandale en mettant en scène la Sainte Vierge nue dans Je vous salue, Marie, qui révèle Juliette Binoche. Depuis les années 1990, son travail, de plus en plus expérimental et hermétique (avec notamment sa compagne de longue date, la cinéaste Anne-Marie Miéville), n’est plus suivi que par une poignée d’irréductibles.

Snobé jusqu’en 1980 par le Festival de Cannes, il revient en sélection officielle en 2000, avec un court métrage, L’origine du XXIe siècle, présenté juste avant le film d’ouverture. Je me souviens encore des grimaces des festivaliers, découvrant sans avertissement les images de cinq hommes pendus à un arbre et d’un autre qui urine dans la bouche d’une fille…

  • Jean-Luc Godard avec l’actrice Jean Seberg, qui fait partie de la distribution d’À bout de souffle, à Paris, en mars 1960.

    PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Jean-Luc Godard avec l’actrice Jean Seberg, qui fait partie de la distribution d’À bout de souffle, à Paris, en mars 1960.

  • En 1980, le réalisateur présente à Cannes le film Sauve qui peut (la vie), qui met en vedette l’actrice Nathalie Baye.

    PHOTO RALPH GATTI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    En 1980, le réalisateur présente à Cannes le film Sauve qui peut (la vie), qui met en vedette l’actrice Nathalie Baye.

  • L’acteur Alain Delon, Jean-Luc Godard et l’actrice italienne Domiziana Giordano au Festival de Cannes en 1990 pour le film Nouvelle Vague

    PHOTO PATRICK KOVARIK, AGENCE FRANCE-PRESSE

    L’acteur Alain Delon, Jean-Luc Godard et l’actrice italienne Domiziana Giordano au Festival de Cannes en 1990 pour le film Nouvelle Vague

  • En 2001, Jean-Luc Godard présente son film L’éloge de l’amour à Cannes. Il est entouré de l’actrice Cécile Camp et de l’acteur Bruno Putzulu.

    PHOTO JACK GUEZ, AGENCE FRANCE-PRESSE

    En 2001, Jean-Luc Godard présente son film L’éloge de l’amour à Cannes. Il est entouré de l’actrice Cécile Camp et de l’acteur Bruno Putzulu.

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

Il a tourné quelque 125 films, longs et courts métrages, documentaires ou de fiction. Ses plus récents films – Film socialisme, Adieu au langage (qui lui a valu le Prix du jury à Cannes en 2014, ex æquo avec Mommy de Xavier Dolan) – étaient brouillons, provocateurs, subversifs, énigmatiques. À l’image, oui, de leur auteur.

« Godard a eu plein de vies. C’est un agitateur. Il est très fascinant. Il est colossal. On ne peut pas faire du cinéma sans à un moment donné avoir affaire à son œuvre », disait de lui Louis Garrel, en 2017, au Festival de Cannes, après avoir incarné JLG dans le film de Michel Hazanavicius, Redoutable, l’adaptation du livre d’Anne Wiazemsky sur sa vie avec le cinéaste.

On le constate en lisant la fascinante biographie (non autorisée) de 900 pages que lui consacre chez Grasset l’exégète de la Nouvelle Vague Antoine De Baecque : Godard l’homme était à la fois drôle, brillant, bête et méchant. Un provocateur-né, un dandy mégalomane, acide et narcissique, souvent exécrable, en particulier avec ses proches. Sa vie, marquée par des élans autodestructeurs et masochistes, écrit De Baecque, est une succession d’amours et d’amitiés (personnelles et professionnelles) brisées.

À la fin du documentaire qu’elle a réalisé en 2017 avec l’artiste visuel JR, Visages, villages, sa vieille complice Agnès Varda va cogner chez cet ermite irascible en Suisse. Godard, qui avait un petit rôle dans Cléo de 5 à 7, ne lui ouvre même pas la porte.

Ce n’était pas un homme affable, mais c’était un artiste immense. « C’est le plus grand terroriste du cinéma », disait avec admiration le documentariste Mark Cousins (The Story of Film). Le cinéma ne serait certainement pas le même aujourd’hui sans lui.

« Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? », demande le personnage de Jean Seberg à un écrivain incarné par le grand cinéaste Jean-Pierre Melville dans À bout de souffle. « Devenir immortel, et puis mourir. » Mission accomplie.

Une version antérieure de ce texte indiquait erronément que Jean-Claude Brialy jouait dans Bande à part. La mention a été retirée.