(Toronto) On ne parlait que de ça, rue King, jeudi après-midi. La Ville Reine était à la fois en fête et en deuil, alors qu’elle déroulait le tapis rouge du Festival international du film de Toronto au gratin du cinéma mondial « en présentiel », pour la première fois depuis 2019.

« On m’a demandé si on allait annuler des projections. J’espère que non ! On a tellement travaillé fort là-dessus », m’a confié une jeune employée du Festival, quelques minutes après l’annonce de la mort d’Élisabeth II. Une bénévole dans la soixantaine se désolait que la reine n’ait pu vivre au moins jusqu’en juin prochain. Pourquoi donc ? lui ai-je demandé. « Parce que ça aurait fait exactement 70 ans depuis son couronnement ! »

My bad. Désolé. J’aurais dû m’en douter. Je n’ai rien osé ajouter. L’étendue royale de mon indifférence aurait pu heurter certaines sensibilités. Avec les deux solitudes, on n’est jamais trop prudent.

Je me rendais à la projection de l’un des films les plus attendus du Festival – après un accueil exceptionnel la semaine dernière à Telluride –, Women Talking de la Torontoise Sarah Polley, d’après le roman d’une autre célèbre Canadienne, Miriam Toews, à propos d’agressions sexuelles dans une communauté religieuse mennonite (dont est issue la romancière manitobaine).

PHOTO FOURNIE PAR LE TIFF

Scène du film Women Talking, de Sarah Polley

Parmi la distribution épatante (Frances McDormand, Jessie Buckley, Rooney Mara, Ben Whishaw, etc.) de ce film percutant se trouve Claire Foy. Celle-là même qui a été révélée par le rôle de la jeune reine Élisabeth II dans la série de Netflix The Crown. Tout est dans tout, comme disait Anaxagore.

Mon voisin de siège était un relationniste britannique qui se demandait si on allait illico devoir changer tous les billets de livres sterling pour y mettre le visage de Charles III.

Le premier long métrage de Sarah Polley en près d’une décennie n’a rien à voir avec la monarchie. C’est une charge à fond de train contre le patriarcat, bien au-delà des carcans religieux.

Une dizaine de femmes, victimes de viols et de violences dans leur communauté, se demandent si elles doivent rester ou partir, ne rien faire ou réagir. On leur demande de pardonner à leur agresseur, sous peine d’être excommuniées.

Elles ne sont pas toutes d’accord, votent et débattent des conséquences de leurs choix (seront-elles malgré tout accueillies au « royaume des cieux » ?). La profonde injustice qu’elles subissent, l’état d’esclavage, d’ignorance dans lequel on les maintient – elles sont illettrées – sont révoltants. On se croirait au Moyen Âge, alors que le récit est campé en 2010.

Ce huis clos tendu, d’une facture théâtrale à la Douze hommes en colère, de Sidney Lumet, terriblement dur et poignant, fait penser à la fois au Ruban blanc de Michael Haneke et à La servante écarlate de Margaret Atwood. Film le plus abouti de la carrière de Sarah Polley, il doit prendre l’affiche en décembre prochain.

Une histoire exceptionnelle

« Nos pensées sont avec tous ceux, ici et ailleurs dans le monde, qui pleurent la perte de la reine Élisabeth », a déclaré d’emblée, en soirée, le PDG du TIFF, Cameron Bailey, en s’adressant au public du film d’ouverture, The Swimmers, au Princess of Wales Theatre.

Une déclaration de circonstance, diplomatique et, je présume, quasi obligatoire dans la Ville Reine, dont l’ironie ne m’a pas échappé.

Il n’y a pas, à ma connaissance, de dirigeant d’évènement culturel qui dénonce plus régulièrement – avec raison –, dans ses déclarations publiques et sur les réseaux sociaux, les ravages du colonialisme. À ce chapitre, historiquement, la monarchie britannique ne donne pas sa place…

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Nathalie Issa et Manal Issa interprète Yusra et Sarah Mardini dans The Swimmers

Le sujet du film d’ouverture du 47e TIFF, s’il n’est pas lié directement au colonialisme, s’intéresse aux réfugiés et à l’exil des populations. The Swimmers, produit pour Netflix, raconte l’histoire vraie de deux sœurs, Yusra et Sarah Mardini, qui ont fui la guerre en Syrie en 2015, sauvé de la noyade d’autres réfugiés bravant la Méditerranée, traversé l’Europe jusqu’en Allemagne, avant de devenir respectivement nageuse olympique et travailleuse humanitaire. Je me demande si Angela Merkel a regretté de les avoir laissées entrer.

PHOTO VALERIE MACON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Manal Issa et Nathalie Issa au Princess of Wales Theatre, à Toronto, jeudi soir

Les deux sœurs étaient au Princess of Wales Theatre jeudi soir, en compagnie de l’équipe du film de la réalisatrice Sally El Hosaini, qui a grandi en Égypte mais qui est née au pays de Galles (contrairement au roi Charles III ; oui, j’y reviens).

Cette histoire exceptionnelle n’a malheureusement pas inspiré une œuvre exceptionnelle. Si The Swimmers est loin de la catastrophe de Dear Evan Hansen, le film d’ouverture musical du TIFF l’an dernier, c’est loin d’être un grand film. Sally El Hosaini parvient à émouvoir, mais sans éviter les pièges fleur bleue de la mise en scène de « faits vécus ». C’est bien joué, par deux sœurs (Nathalie et Manal Issa), mais comme pour les scènes de piscine, il y a beaucoup de longueurs (s’cusez-la).

Ce qui est clair, c’est que ce film ne valait pas les 130 $ que m’a coûté le billet de cette première mondiale. Non, il n’y a pas de zéro de trop. Seulement des problèmes de billetterie en ligne et d’accès aux projections, dont les festivaliers irrités discutaient quasi autant que de la mort de la reine jeudi. Je veux bien que l’inflation soit galopante, mais 130 $ le billet, ça fait cher la minute. Surtout quand on n’est pas de la famille royale.