Lorsque le Festival du nouveau cinéma est né, en octobre 1971, son cofondateur Claude Chamberlan vendait du pot et des champignons magiques à des amis et à des amis d’amis pour financer en partie ses activités. Quiconque connaît, de près ou de loin, le fantasque personnage qu’est Chamberlan n’en sera pas surpris.

Il y a 50 ans, le FNC – qui est aujourd’hui le plus ancien festival de cinéma généraliste en Amérique du Nord – se nommait le Festival international du cinéma en 16 mm. Il a du reste été rebaptisé trois fois avant de porter, en 1980, son nom actuel. À l’époque de la fondation du Festival du nouveau cinéma, Claude Chamberlan avait 22 ans et son mentor Dimitri Eipides, 10 ans de plus.

« C’était un grand programmateur », m’a dit Chamberlan cette semaine, en parlant d’Eipides, mort début janvier, à l’âge de 82 ans. C’était aussi un homme discret et érudit, un cinéphile exigeant et intarissable, et un fin gourmet. Il m’avait accueilli il y a 20 ans, au Festival de Thessalonique, où il dirigeait la section Nouveaux Horizons.

Après avoir quitté sa Grèce natale pour étudier à San Francisco, New York puis Londres, Eipides s’était installé à Montréal au milieu des années 1960 et avait rencontré Chamberlan, chanteur rock de 17 ans, qu’il avait embauché comme projectionniste dans son tout nouveau Centre du film underground (qui allait devenir le Cinéma Parallèle).

PHOTO TIRÉE DU SITE DU FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE THESSALONIQUE

Dimitri Eipides, cofondateur du Festival du nouveau cinéma

Selon la légende, rapportée dans un livre-hommage à Eipides publié par le Festival de Thessalonique, le jeune Dimitri aurait refusé d’être peint par Andy Warhol lorsqu’on lui avait présenté l’icône à la Factory, et avait décliné un premier rôle de jeune immigrant grec en Amérique dans un film d’Elia Kazan. Chamberlan était le bohème exubérant, Eipides l’intellectuel taciturne. « On se complétait bien », rappelle le premier. Ils ne manquaient pas de cran ni l’un ni l’autre. C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés dans la chambre du fameux bed-in de John Lennon et Yoko Ono, à l’hôtel Reine Elizabeth, en 1969, afin de s’assurer l’appui du couple à leur projet de salle de cinéma. Ils devaient y présenter des films expérimentaux de John et Yoko, en leur présence, l’année suivante. La dissolution des Beatles en a décidé autrement, semble-t-il.

S’il a vivoté à ses débuts, financé non seulement par les ventes d’hallucinogènes de Chamberlan, mais aussi par le salaire de prof d’université d’Eipides, le FNC s’est imposé assez rapidement comme un évènement incontournable pour les cinéphiles montréalais. L’occasion de découvrir les œuvres de futurs cinéastes phares encore à leurs débuts, devenus des amis du Festival : les Jim Jarmusch, Atom Egoyan, Chantal Akerman, Béla Tarr ou encore Wim Wenders.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Bourdon et Claude Chamberlan, lors du Festival international du nouveau cinéma en 2000

Claude Chamberlan a quitté avec fracas le FNC, au printemps 2019, accusant son directeur général Nicolas Girard Deltruc d’entretenir « une attitude tyrannique » envers son équipe (accusations démenties par Girard Deltruc, qui assure que l’équipe du Festival est aujourd’hui soudée comme jamais). Celle qui a remplacé Chamberlan à la direction de la programmation, Zoé Protat, semble vouloir poursuivre la mission du cofondateur, qui est dans l’ADN du FNC.

La mission de découverte, pour moi elle est essentielle. C’est là que se situe tout l’intérêt du Festival, et c’est quelque chose qui me tient très à cœur.

Zoé Protat, directrice de la programmation du Festival du nouveau cinéma

« Cette mission-là s’est renforcée dans les 10 à 15 dernières années peut-être, parce que la distribution de films internationaux a changé et en arrache. Aujourd’hui, pour un cinéphile montréalais, aller voir des films du monde entier, c’est plus difficile. Il y en a beaucoup qui ne nous arrivent jamais, sinon ils ont une fenêtre de diffusion extrêmement courte. »

Il y a une quinzaine d’années, fait remarquer la directrice de la programmation, la plupart des films programmés au FNC finissaient par prendre l’affiche en salle, ce qui n’est plus du tout le cas. D’où l’importance d’évènements comme le Festival du nouveau cinéma et les Rencontres internationales du documentaire de Montréal, dit-elle.

« Il faut aller là où il y a de l’accompagnement », croit Zoé Protat. C’est-à-dire là où il existe une forme de « curation » des œuvres. Sinon, dit-elle, on rate les premiers et deuxièmes films de cinéastes qui seront reconnus plus tard et qu’on ne peut voir autrement.

Les festivals de cinéma, en effet, sont peut-être plus pertinents que jamais. Ils comblent un besoin criant des cinéphiles, inondés de propositions plus ou moins intéressantes sur des plateformes comme Netflix ou Amazon Prime, où l’on trouve une pépite d’or comme une aiguille dans une botte de foin.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Claude Chamberlan a été le directeur de la programmation sous la direction d’un jeune Nicolas Girard Deltruc avant que la relation entre les deux hommes ne se gâte.

Or, pour peu que l’on s’intéresse à l’histoire houleuse des festivals montréalais, on sait que le FNC a traversé bien des tempêtes avant de pouvoir célébrer ces jours-ci un demi-siècle d’existence. Il y a une quinzaine d’années, c’est au détriment du Festival du nouveau cinéma et au mépris de ses propres critères d’évaluation d’un appel d’offres que Téléfilm Canada et la SODEC ont mis sur pied, de triste mémoire, le Festival international de films de Montréal, qui devait remplacer l’agonisant Festival des films du monde (le FFM se trouve aujourd’hui, plus que jamais, dans les limbes).

Nicolas Girard Deltruc a été nommé à la direction générale du FNC dans la foulée de ce fiasco. « Les choses ont beaucoup changé ! Ça a été très compliqué et long de tout rééquilibrer, dit-il. Parce que [le mécène] Daniel Langlois est parti et que les dettes étaient là. Le nettoyage a pris trois ans. »

Aujourd’hui, le directeur général estime qu’il a la marge de manœuvre nécessaire pour mener à terme des projets qui lui tiennent à cœur, comme le nouveau marché du FNC, axé sur la coproduction.

« On n’est pas considéré comme un festival de films, mais comme un festival de cinéma, dit-il. Pour moi, c’est vraiment différent. Le cinéma, c’est de l’image en mouvement. Ça nous offre cette légitimité de flexibilité. C’est une belle excuse aussi pour dire que ce festival est constamment un work in progress. S’il y a des choses qui ne marchent pas, on peut s’ajuster. Ça a toujours été comme ça. »

Afin de souligner son 50e anniversaire, le FNC a inauguré début septembre L’Estival du nouveau cinéma, avec des projections en plein air, et offert à son ancien directeur général, le cinéaste Luc Bourdon (La mémoire des anges, La part du diable), de puiser dans ses archives personnelles, celles du Festival et de la Cinémathèque, afin de proposer un film qui représente selon lui l’histoire de l’évènement.

La pandémie mondiale aura limité les ambitions de cette édition anniversaire, m’explique Nicolas Girard Deltruc. Le 50e FNC, qui aura lieu du 6 au 17 octobre, prendra une forme hybride, à moitié en salle et à moitié sur plateforme numérique. L’an dernier, tout était virtuel. On pourra donc compter sur la venue à Montréal et la classe de maître de la grande Jane Campion, qui présentera au FNC son nouveau long métrage, le splendide The Power of the Dog.

On sent toutefois que l’état d’esprit de la nouvelle direction du Festival n’est pas trop à la nostalgie. « Il y a un petit regard vers le passé, résume Zoé Protat, mais en réaffirmant le futur ! » En réécoutant notre entretien d’environ une heure, j’ai remarqué que malgré mes questions sur ce 50e anniversaire, sur l’histoire et la place du FNC sur l’échiquier des festivals, ses dirigeants n’ont pas prononcé une seule fois les noms de Dimitri Eipides et de Claude Chamberlan. Je présume que ce n’est pas seulement parce qu’ils préfèrent regarder devant plutôt que derrière. Les guerres intestines font aussi partie de la grande histoire des festivals de films de Montréal. Un autre grand classique du cinéma. Ce qui n’empêchera pas l’aventure du FNC de se poursuivre, contre vents et marées.