« Ce sont tous des pédophiles. C’était du viol. » La déclaration-choc survient environ à mi-parcours du documentaire Jagged, sur les débuts de la carrière de l’artiste canadienne Alanis Morissette, présenté en première mondiale au Festival international du film de Toronto (TIFF), mardi soir. En l’absence de la chanteuse, qui a désavoué le film, le qualifiant de trompeur et de sulfureux.

Pendant des années, Alanis Morissette dit avoir tenté de se convaincre qu’elle n’était pas une victime des hommes qui ont abusé de sa confiance à l’adolescence, alors qu’elle menait une carrière de chanteuse pop. « Je me disais toujours que j’étais consentante, puis on me rappelait que j’avais 15 ans. Il n’y a pas de consentement à 15 ans. »

Morissette ne nomme pas ses agresseurs présumés, mais la documentariste Alison Klayman (Ai Weiwei : Never Sorry) montre plusieurs images de la jeune Alanis, entourée d’hommes plus âgés, œuvrant à l’époque dans le showbusiness canadien. « Je l’ai dit à quelques personnes, mais elles ont fait la sourde oreille », lui confie l’artiste à propos des agressions. « Beaucoup de gens se demandent pourquoi les femmes attendent 30 ans avant de dénoncer une agression. Fuck off ! Elles n’attendent pas 30 ans pour en parler. On vit dans une culture qui n’écoute pas. »

On comprend mieux depuis mardi pourquoi Alanis Morissette, qui a grandi à Ottawa et vécu à Toronto, a décidé de faire l’impasse sur la première du film au TIFF.

Et pourquoi le Festival a fait si peu de cas de cette première mondiale – elles sont pourtant rares –, autour d’une artiste canadienne aussi connue. Comme l’a révélé le Washington Post le week-end dernier, Morissette n’a pas l’intention de participer à la promotion de Jagged, qui s’intéresse pour l’essentiel au succès monstre de son album Jagged Little Pill.

« J’ai accepté de participer à un film qui célèbre le 25e anniversaire de Jagged Little Pill et j’ai été interviewée à un moment où j’étais vulnérable [pendant une troisième dépression post-partum, en pleine pandémie] », a-t-elle déclaré mardi au magazine Variety. « J’ai été bernée par un faux sentiment de sécurité, mais les visées sulfureuses de l’équipe me sont apparues évidentes dès que j’ai vu la première version du film, ajoute-t-elle. C’est alors que j’ai compris que nous avions des visions douloureusement divergentes. Ce n’est pas l’histoire que j’ai accepté de raconter. J’ai fait confiance à quelqu’un à qui je n’aurais pas dû faire confiance. »

Alanis Morissette, qui est actuellement en tournée pour les 25 ans de son album-phare, considère que son histoire, telle que racontée par Alison Klayman, est mensongère.

PHOTO GREG ALLEN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Alanis Morissette en 2019

Je ne cautionnerai pas le regard réducteur de quelqu’un sur une histoire trop nuancée pour qu’elle puisse la comprendre ou la raconter.

Alanis Morissette

Si elle n’y consacre que quelques minutes, la réputée documentariste n’élude pas la question délicate des agressions sexuelles. Sans surprise, c’est ce qui retient surtout l’attention des médias cette semaine. Sans doute au grand dam d’Alanis Morissette, qui n’a pas précisé à Variety ce qu’elle considère comme mensonger dans le film.

« Je ne savais pas ce qu’étaient les frontières professionnelles », dit dans le documentaire l’artiste, qui a commencé à faire de la télévision et à écrire des chansons dès la préadolescence. À l’âge de 16 ans, elle a eu un premier succès au Canada grâce à la chanson dance-pop Too Hot. « D’un côté, c’était un rêve devenu réalité. De l’autre, je me demandais où étaient les gens pour me protéger, dit-elle. Avant ça, [les prédateurs] me tournaient autour, mais à 12, 13 ou 14 ans, ils n’osaient pas me toucher. Tout a changé à 15 ans. »

Alanis Morissette raconte notamment un tournage de vidéoclip à Paris suivi de soirées dans des discothèques où elle se faisait demander de faire des fellations aux toilettes par des hommes beaucoup plus âgés qu’elle.

Elle explique aussi qu’à l’époque, un producteur lui a reproché d’avoir pris du poids et l’a contrainte à un régime strict. « Ce qui a provoqué d’énormes troubles alimentaires chez moi, qui perdurent à ce jour », dit-elle.

Si elle n’a pas fait de déclarations publiques à l’époque à propos de ce qu’elle a subi, c’est parce qu’elle a voulu se protéger, protéger ses parents et sa famille, raconte-t-elle dans le film. On présume, en voyant le film, qu’elle a en particulier voulu épargner son père, qui semble avoir souhaité très fort qu’elle fasse une carrière artistique, et qui l’a confiée à des mentors dès son plus jeune âge.

Un succès phénoménal

Alanis Morissette a été abandonnée par l’étiquette MCA au début des années 1990 parce qu’elle ne voulait plus écrire des chansons de « princesse pop rassurantes », dit-elle. Elle s’est exilée à Los Angeles pour se défaire de l’image de Debbie Gibson canadienne, où elle a pondu, à 20 ans, en compagnie du réalisateur Glen Ballard, Jagged Little Pill.

Cette collection de chansons pop-rock accrocheuses, dont personne ne voulait au départ, est à ce jour au deuxième rang des albums les plus vendus de l’histoire par une artiste féminine, avec 33 millions d’exemplaires écoulés depuis 1995 (juste derrière et devant les Canadiennes Shania Twain et Céline Dion).

Le documentaire d’Alison Klayman, produit par HBO, s’intéresse autant à l’ascension fulgurante d’Alanis Morissette qu’à l’album le plus marquant de sa carrière. Un album de révolte en phase avec son époque, fait de mélodies accrocheuses et d’images fortes qui ont marqué la culture populaire.

« C’était très différent de ce que les femmes faisaient à cette époque-là. Elle s’est vraiment distinguée », dit la chanteuse du groupe Garbage, Shirley Manson. « Que l’album ait eu un si gros impact à une époque aussi faste est phénoménal », rappelle la célèbre critique Lorraine Ali, du Los Angeles Times.

Alison Klayman a aussi rencontré les musiciens de la tournée de Jagged Little Pill. Pendant qu’Alanis Morissette prêchait le « girl power », ses musiciens en profitaient pour s’envoyer en l’air avec ses jeunes fans. Peut-être que cet aspect moins flatteur du documentaire a aussi pu irriter Morissette.

La polémique autour de Jagged fait forcément réfléchir à la liberté éditoriale des documentaristes devant leurs sujets. Le TIFF a présenté plusieurs documentaires consacrés à des musiciens depuis une semaine. Certains sont plus complaisants : ceux sur le pianiste montréalais Oscar Peterson et sur la chanteuse Dionne Warwick, notamment. D’autres sont plus critiques : celui sur Kenny G, par exemple.

Le regard que pose Alison Klayman sur Alanis Morissette n’est ni complaisant ni critique. C’est le regard d’une fan, dont le premier album acheté à l’adolescence fut Jagged Little Pill.

Klayman rappelle que l’on a voulu étiqueter Alanis Morissette comme une « Angry White Female » (c’était le titre de la couverture du magazine Rolling Stone). Elle souligne le machisme de ce stéréotype de la femme qui dérange parce qu’elle n’est pas soumise.

La cinéaste rappelle aussi que plusieurs critiques – des hommes – ont tenté de discréditer Morissette en raison de son passé de chanteuse de pop préfabriquée, en laissant entendre que son nouveau son plus rock était lui aussi modelé à des fins commerciales. Elle souligne l’influence d’Alanis Morissette sur des artistes qui ont suivi, comme Taylor Swift ou Beyoncé Knowles.

L’approche d’Alison Klayman n’en est pas moins journalistique. Les images d’archives qu’elle choisit, les extraits d’entrevues d’hier et d’aujourd’hui qu’elle associe dans un montage parallèle – elle a interviewé Alanis Morissette, 47 ans, dans la maison de Californie où elle vit avec son mari et ses trois jeunes enfants –, racontent une histoire telle que la cinéaste la perçoit. En mettant l’accent, forcément, sur certains aspects plus sombres.

Le traitement n’est ni sulfureux ni sensationnaliste, à mon avis. Mais la question demeure : Alison Klayman avait-elle la responsabilité morale de s’assurer qu’Alanis Morissette, une survivante d’agression sexuelle, accepte que cette version de son histoire soit ainsi racontée ? Où s’arrêtent la liberté de celle qui raconte et les prérogatives de celle dont la vie est racontée ? Comme dans l’histoire d’Alanis Morissette, en somme, peut-on faire fi du consentement libre et éclairé ?