La logique a été respectée dimanche soir lors du gala des BAFTA: The Act of Killing a remporté le prix du Meilleur documentaire. Le cinéaste Joshua Oppenheimer, un natif du Texas qui réside à Copenhague, a remercié son coréalisateur «Anonyme», qui a caché son identité pour des raisons de sécurité; le gouvernement indonésien n'a pas tellement apprécié le film en question, qui revient sur les purges anticommunistes de 1965-66, qui ont fait entre 500 000 et 1 million de victimes.

Cette abomination humaine a jusque-là été commodément oubliée, tant par le parti nationaliste au pouvoir en Indonésie, qui a les mains tachées de sang, que par l'Occident, qui a fermé les yeux sur un génocide dont il a été en partie complice.

Oppenheimer a profité de sa tribune dimanche pour y aller d'une dénonciation en règle contre le silence de son propre gouvernement, et de celui du pays qui l'a récompensé:

«Je nous exhorte tous à nous interroger, et de reconnaître que nous sommes tous plus près des criminels que nous aimerions le croire. Le Royaume-Uni et les États-Unis ont aidé à concevoir le génocide, et pendant des décennies ont soutenu avec enthousiasme la dictature militaire qui a pris le pouvoir par le génocide. Nous n'aurons pas une relation éthique ou constructive avec l'Indonésie (ou de nombreux autres pays à travers l'hémisphère sud) tant que nous n'aurons pas reconnu les crimes du passé, et notre rôle collectif dans le soutien, la participation, et, au bout du compte, notre ignorance de ces crimes.»

Cette partie de son discours a curieusement été retirée de l'extrait vidéo fourni par le BAFTA, amenant des fans du film à se demander s'il ne s'agit pas là d'une forme de censure politique.

Dans deux semaines, The Act of Killing pourrait décrocher l'Oscar du Meilleur documentaire. Il s'agirait d'une consécration logique, comme je l'ai mentionné plus haut; le film éclipse ses concurrents en terme d'accolades, ayant reçu une centaine de prix et de mentions de la part de festivals ou d'associations de critiques. Il est aussi le documentaire le mieux classé dans le Top 50 de Film Comment, un sondage annuel fait auprès de 100 critiques nord-américains, et a été sacré meilleur film de l'année par le magazine de référence international Sight & Sound.

Mais il s'agirait aussi d'une des récompenses les plus conséquentes - et controversées - de l'histoire de l'Académie, puisqu'elle accorderait une légitimité institutionnelle aux graves accusations que le film et ses cinéastes portent à l'encontre du gouvernement américain, qui n'a jamais officiellement admis son rôle dans les purges (malgré des documents déclassifiés de la CIA qui indiquent le contraire).

Ceci étant dit, le simple fait que son film ait été nominé à l'Oscar a permis à Oppenheimer de «démarrer une conversation» aux États-Unis, comme il s'en est félicité ce week-end, alors qu'il a réussi à projeter son documentaire dans la prestigieuse Bibliothèque du Congrès. L'événement a été parrainé par le sénateur démocrate du Nouveau-Mexique Tom Udall, qui a déclaré: «Les artistes nous racontent parfois des histoires que nous ne voulons pas entendre, auxquelles nous ne voulons pas faire face.»

À noter que The Act of Killing a déclenché un tollé national en Chine en janvier, après que les médias nationaux eurent rapporté la nouvelle de sa nomination à l'Oscar, et du coup décrit le propos du film. Dans un article flatteur, Le Quotidien du Peuple, l'agence de presse officielle du Parti communiste, a rappelé que la plupart des victimes étaient d'origine chinoise, poussant de nombreuses voix outrées dans les réseaux sociaux à comparer le génocide indonésien au Viol de Nankin, et à réclamer un boycott total de l'Indonésie.

Difficile de savoir de quel côté vont pencher les votants de l'Académie. L'année dernière, ils ont fait écho aux BAFTA en récompensant l'inspirant docu musical Searching for Sugar Man. On s'entend pour dire que The Act of Killing représente une toute autre paire de manches. Un cauchemar surréel épousant le point de vue de génocidaires impunis, qui recréent dans l'allégresse leurs crimes dans des sketchs kitchs en se prenant pour des héros de films de gangsters hollywoodiens. On peut facilement deviner le malaise des membres de l'industrie confrontés à un travestissement aussi odieux de leur machine à rêves adorée...

Si Oppenheimer repart bredouille le 2 mars, il pourrait se reprendre dès l'année prochaine, puisqu'il s'apprête à sortir son nouveau documentaire, The Look of Silence, une nouvelle exploration du génocide indonésien, mais cette fois-ci vu à travers les yeux des victimes. Une approche certes moins provocante, et assurément plus oscarisable.