Au cours des 19 premiers galas du cinéma québécois, 15 cinéastes différents ont remporté, une fois ou plus, la statuette, Jutra ou Iris, saluant la meilleure réalisation d'un film. À l'aube de la 20e édition du gala, qui aura lieu dimanche, La Presse a voulu savoir quels films québécois ont marqué ces gagnants. Voici ce qui se dégage de leurs réponses.

François Girard

Le réalisateur François Girard a obtenu le premier Jutra de la meilleure réalisation en 1999 pour son long métrage Le violon rouge.

Son choix: Les ordres de Michel Brault

«En octobre 1970, j'ai 7 ans et je vis à Saint-Félicien, au Lac-Saint-Jean. Lorsque les mesures de guerre sont déclarées, tout le Québec est en état de choc. J'ai un souvenir très précis de marcher vers l'école en regardant le ciel, me demandant si les avions de guerre allaient surgir et les bombes nous tomber dessus. Tous ceux qui ont mon âge ou qui sont plus vieux gardent un souvenir impérissable de cette bavure historique, une blessure qui ne se refermera sans doute jamais.

«Michel Brault, l'un de nos plus grands cinéastes, a filmé cette crise droit dans les yeux et en captant l'angoisse d'une nation. Les ordres a gravé dans la mémoire ces femmes et ces hommes pris au piège de l'histoire. Ce film est pour moi un grand moment de vérité, une leçon de cinéma et une contribution essentielle à la culture québécoise. En voyant ce film, j'ai appris le devoir de mémoire du cinéma.»

Louis Bélanger

Au gala des prix Jutra de 2000, Post mortem de Louis Bélanger s'est imposé avec cinq trophées, dont ceux du meilleur film, du meilleur scénario et de la meilleure réalisation.

Son choix: Le voleur vit en enfer de Robert Morin

«À la même question, j'ai déjà répondu Les ordres de Michel Brault. Une autre fois, j'ai répondu Pour la suite du monde [Pierre Perrault et Michel Brault] et aussi À tout prendre [Claude Jutra]. Aujourd'hui, je répondrais Le voleur vit en enfer de Robert Morin. J'ai vu ce film il y a 30 ans en France dans un petit festival. Je ne savais pas à cette époque qui était Robert Morin. Mais cela a été une révélation. Avec ce film, je me suis dit que je pouvais faire du cinéma avec trois bricoles: une caméra Bolex à "crinque", un micro et beaucoup d'imagination.» Pour Louis Bélanger, le film de Morin, qu'il qualifie de « déjanté avec un propos social très fort», était à la fois une révélation et une incitation à ne pas chercher de faux-fuyants. «Je me suis dit qu'on peut juste trouver une bonne histoire et arrêter de se cacher derrière des prétextes financiers. Quand on veut, on peut. C'était pour moi le moteur du do it yourself. Il faut arrêter d'attendre et se dire: "Vas-y! Fais ton film. Raconte ton histoire."»

Denis Villeneuve

Le cinéaste québécois a obtenu son premier Jutra de la meilleure réalisation en 2001, grâce à Maelström. Il a répété l'exploit en 2010 (Polytechnique) et en 2011 (Incendies). Il est le seul à avoir obtenu ce prestigieux prix trois fois.SON CHOIX

Son choix: Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault

«Pour la suite du monde, Jésus de Montréal et Léolo demeurent trois films qui ont marqué mes années d'études, chacun pour différentes raisons. Maintenant, si on parle d'influences, je constate qu'il y a une force poétique chez Perrault et Brault qui continue à m'inspirer, particulièrement quand je suis physiquement loin de chez moi.

«J'aimerais souligner que plusieurs courts métrages de l'ONF ont aussi façonné mon imaginaire, dont L'affaire Bronswik [Robert Awad et André Leduc], Le château de sable [Co Hoedeman], L'âge de chaise [Jean-Thomas Bédard], Ratopolis [Gilles Thérien] et tout Norman McLaren.»

Denys Arcand

Avec six prix dont ceux de meilleur film, meilleur scénario et meilleure réalisation, le long métrage Les invasions barbares de Denys Arcand domine la 6e soirée des prix Jutra, en 2004. Une semaine plus tard, le film remportait l'Oscar du meilleur film étranger.

Son choix: César et son canot d'écorce de Bernard Gosselin

«César et son canot d'écorce, de mon mentor, Bernard Gosselin, pour la grandeur de sa simplicité», nous dit le cinéaste à la longue feuille de route.

M. Arcand évoque un documentaire de 57 minutes (à voir gratuitement sur onf.ca) sorti en 1971 et qui s'intéresse au travail de construction d'un canot à la manière atikamekw. Le César en question habite la réserve de Manawan dans Lanaudière.

Jeune réalisateur, Denys Arcand a renvoyé l'ascenseur à Bernard Gosselin (1934-2006) en lui donnant des rôles dans quelques-uns de ses films dont La maudite galette et Réjeanne Padovani.

Photo Stéphane Mahé, Reuters

Le cinéaste Denis Villeneuve

André Turpin

Sorti en 2001, le long métrage Un crabe dans la tête d'André Turpin domine le gala des Jutra de 2002 avec sept prix sur dix sélections. Il obtient notamment les prix du meilleur film, de la meilleure réalisation et du meilleur scénario. M. Turpin a porté son choix sur le court métrage REW FFWD de Denis Villeneuve. Il nous a envoyé le texte suivant.

Son choix: REW FFWD de Denis Villeneuve

Le "Je suis calme et très nerveux" prononcé par le narrateur de REW FFWD résume le ton de ce film et de l'oeuvre entière de [Denis] Villeneuve. «Bien que ses racines puisent profondément dans le sol du cinéma direct, ce court métrage documentaire sur la Jamaïque est nourri aux champignons magiques et est arrosé d'amphétamines. Ses multiples formes narratives [BD, documentaire, fiction scénarisée] et ses inventions formelles débiles - son montage à vitesse variable, sa conception sonore digne d'un rêve de Jim Morrison et l'utilisation de photos en noir et blanc animées à la façon d'un reportage policier - participentau plongeon hypnotique du spectateur/voyageur dans les viscères d'un pays, avec tout ce que voyager implique de confusion, de chaos, de peur et de découvertes humaines. « Une oeuvre à prescrire à tout cinéaste pour ranimer cette liberté d'expression souvent ankylosée par un médium techniquement ou financièrement obèse.»

Ricardo Trogi

Ricardo Trogi a remporté le Jutra de la meilleure réalisation en 2003 pour son film Québec-Montréal. En réponse à notre question, son coeur oscillait entre deux titres.

Son choix: Une histoire inventée d'André Forcier

«Le film que j'ai préféré, c'est Les Plouffe de Gilles Carle, dit-il. Je l'ai vu jeune, à 13-14 ans, et ça m'a fait découvrir c'était quoi, le Québec de la guerre. Et comme j'ai grandi à Québec, où l'histoire est campée, ça m'a beaucoup marqué.

«Mais le film qui m'a le plus influencé, c'est Une histoire inventée d'André Forcier. Ce cinéaste fait des films plus grands que nature, alors que moi, je suis au contraire très près de la réalité. Je n'ai pas tout aimé de Forcier, mais dans Une histoire inventée, j'aimais la proposition de l'univers. Comme cette scène où Florence [Louise Marleau] est suivie par tous ses amants. Je me suis dit que si l'État accepte ce genre d'histoire où l'on peut faire des choses plus farfelues, je pouvais me faire une place.»

Photo IVANOH DEMERS, Archives LA PRESSE

Le réalisateur et directeur photo André Turpin

Francis Leclerc

C'est pour Mémoires affectives que Francis Leclerc a reçu le Jutra de la meilleure réalisation en 2005. Son choix s'est porté sur un moyen métrage de 28 minutes.SON CHOIX

Son choix: L'âge de la machine de Gilles Carle

«L'âge de la machine a été déterminant dans ma vie d'étudiant universitaire alors que je me suis tapé tous les films de l'ONF! «En février dernier, j'étais l'invité principal du festival Vues dans la tête de... à Rivière-du-Loup et je l'ai programmé. En le revoyant, j'ai tellement vu de liens avec ce que j'ai déjà fait que ça m'a flabergasté. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point ce film m'avait habité. «Aussi, dans L'âge de la machine, Willie Lamothe vend des machines à écrire dans une gare avec un poêle en plein milieu. Quand j'ai pensé, pour Pieds nus dans l'aube, à faire une gare avec un poêle en plein milieu, je ne me souvenais plus d'où ça venait. «Cette année, j'ai travaillé avec Gabriel Arcand [qui interprète le personnage principal de L'âge de la machine] dans Mensonges. Dans le film de Carle, Arcand est tellement off qu'il en est magnifique. « L'univers de Gilles Carle est gravé dans ma tête pour toujours. Des films tels Léopold Z et L'âge de la machine sont tellement québécois! Ça nous ressemble tellement ! Je crois que c'est un peu ça qui m'a donné le goût de faire du cinéma.»

Jean-Marc Vallée

En 2006, l'ouragan C.R.A.Z.Y. a balayé le 8e gala des Jutra en remportant 13 prix sur 14 sélections. De plus, le long métrage est reparti avec les prix, déjà annoncés, de film s'étant le plus illustré à l'étranger et du Billet d'or (plus important box-office du cinéma québécois). Joint par courriel, Jean-Marc Vallée s'est dit embêté à l'idée de nommer un seul film. Il en suggère donc deux.

Son choix: L'âge de la machine de Gilles Carle et Jeux de la XXIe Olympiade de Jean-Claude Labrecque

«Je ne sais pas. Plus d'un, j'ose croire. J'ai un faible pour deux films que j'ai aimé analyser et décortiquer alors que j'étais étudiant en cinéma: L'âge de la machine, un court métrage de Gilles Carle, pour son récit, son émotion, son humour, ses personnages, ses dialogues, le jeu des acteurs. Et Jeux de la XXIe Olympiade, un documentaire de Jean-Claude Labrecque, pour les mêmes raisons.»

Photo François Roy, archives La Presse

Le réalisateur Francis Leclerc

Philippe Falardeau

Philippe Falardeau a obtenu le Jutra de la meilleure réalisation une première fois en 2007, grâce à CongoramaMonsieur Lazhar lui a valu le même honneur en 2012.

Son choix: Les bons débarras de Francis Mankiewicz

«Quelques jours avant de partir pour la Course destination monde, en 1992, je suis allé voir Léolo [Jean-Claude Lauzon] avec d'autres coureurs. Nous étions sous le choc. Le film avait des accents d'ici et d'ailleurs en même temps, il avait créé son propre espace. Je n'avais jamais vu ça et j'ai compris que le cinéma québécois ne pouvait être mis en boîte. La vraie révélation est cependant venue quelques années plus tard, quand j'ai vu Les bons débarras [Francis Mankiewicz]. La puissance des actrices, la poésie du scénario de Réjean Ducharme et la charge émotive de la mise en scène en font l'un des chefs-d'oeuvre de notre cinématographie. Autres films qui m'ont "fessé" fort: Les ordres [Michel Brault], REW FFWD [Denis Villeneuve], Jésus de Montréal [Denys Arcand].»

Stéphane Lafleur

Stéphane Lafleur a obtenu le Jutra de la meilleure réalisation en 2008. Son premier long métrage, Continental, un film sans fusil, lui a valu ce prix.

Son choix: Léolo de Jean-Claude Lauzon

«Léolo de Jean-Claude Lauzon a certainement été un tournant pour moi. C'est en voyant ce film à l'adolescence que j'ai compris qu'il y avait quelqu'un derrière la caméra qui s'exprimait à travers ses images, d'une manière très personnelle. Son langage poétique m'ouvrait la porte à une autre facette du cinéma. Même si je n'étais pas certain d'avoir tout compris, il venait de se passer quelque chose.»

Archives, La Presse

Le cinéaste Philippe Falardeau

Lyne Charlebois

En 2009, Lyne Charlebois a marqué l'histoire des galas du cinéma québécois en devenant la toute première lauréate du Jutra de la meilleure réalisation, grâce à Borderline.

Son choix: Requiem pour un beau sans-coeur de Robert Morin

«Ce qui monte comme ça, vite vite, c'est le film Requiem pour un beau sans-coeur de Robert Morin. Et puis après, c'est toute l'oeuvre de M. Morin. Son cinéma est personnel, original, poétique, cinglant, touchant, mais surtout "nécessaire".

«Robert Morin n'a pas "l'air" de faire des films... Il fait la vie.»

Kim Nguyen

En 2013, Kim Nguyen a conclu la marche triomphale de Rebelle, amorcée au festival de Berlin, et passée par une sélection aux Oscars, en recevant le Jutra de la meilleur réalisation.

Son choix: Léolo de Jean-Claude Lauzon

«D'un point de vue formel, Léolo est un film que j'ai beaucoup analysé, surtout pour l'usage du langage cinématographique, notamment la lumière [Guy Dufaux], l'usage de l'espace. Personne n'avait montré le Plateau comme ça. Des reflets argentés sur les visages. Une direction des comédiens remarquable. D'une certaine façon, ce film annonçait la vague de la fin des années 90. Léolo a eu une vraie influence sur ma démarche de cinéaste. Les bons débarras, de Francis Mankiewicz, a aussi été très important pour moi.»

Photo Robert Skinner, archives LA Presse

La réalisatrice Lyne Charlebois

Louise Archambault

Si Louis Cyr - L'homme le plus fort du monde remporte le Jutra du meilleur film au gala de 2014, Louise Archambault repart avec les trophées de la meilleure réalisation et du meilleur scénario pour Gabrielle. En entrevue, Louise Archambault préfère parler de « films marquants » que d'oeuvres l'ayant influencée.

Son choix: Pas de deux de Norman McLaren et les films de Jean-Claude Lauzon 

«Pas de deux de Norman McLaren, pour son originalité, sa beauté visuelle, sa poésie et l'émotion qui s'en dégage, nous dit-elle. J'étais fascinée, hypnotisée par cette oeuvre. Elle me semble intemporelle. «Et les films de Jean-Claude Lauzon. Léolo d'abord, et Un zoo la nuit. Ils ne m'ont pas influencée comme tel, mais je les ai reçus comme un sérieux et violent coup de poing au ventre. Ces films m'interpellaient. Pour la vérité, l'amour, l'imaginaire. Pour l'imperfection des personnages. Ils sont fougueux, crus, poétiques, et pénètrent dans les méandres de la complexité des relations humaines et familiales. C'était un style cinématographique et une forme narrative qui détonnaient par rapport à ce qui se faisait au Québec à cette époque. J'ai l'impression que Lauzon a ouvert la voie à d'autres cinéastes, leur permettant d'oser et d'explorer leur propre style.»

Xavier Dolan

Xavier Dolan a obtenu le Jutra de la meilleure réalisation en 2015 grâce à MommyJuste la fin du monde lui a valu l'Iris de la meilleure réalisation l'an dernier.

Son choix: À tout prendre de Claude Jutra, Léolo de Jean-Claude Lauzon et C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée

«Je reviens souvent aux mêmes trois films québécois, en raison de la force de leur voix intérieure: À tout prendreLéolo et C.R.A.Z.Y. ont cette charge émotive très personnelle que dégage leur narration respective. C'est un détail qui m'émeut toujours beaucoup dans ces films. On n'est pas juste devant un film, on est dans la tête d'un film.»

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

La réalisatrice Louise Archambault