(Cannes) Le Suédois Ruben Östlund est entré samedi dans le club – de moins en moins sélect – des doubles palmés du Festival de Cannes. Le réalisateur de Triangle of Sadness, Palme d’or en 2017 pour The Square, a remporté les plus grands honneurs décernés par le jury présidé par Vincent Lindon, grâce à une satire sociale grinçante dont il a le secret.

« Nous avons été extrêmement choqués par ce film », a déclaré Vincent Lindon au moment de remettre son prix à Ruben Östlund, 48 ans, qui avait été révélé à Cannes en 2014 grâce à Force majeure. « Lorsque nous avons commencé à faire ce film, nous n’avions qu’un but : essayer de faire une œuvre qui intéresse le public et qui le fasse réfléchir en le provoquant », a déclaré Östlund en cueillant sa Palme.

Faire réfléchir est un trait de caractère des films du Suédois, qui traite encore une fois de dilemmes éthiques avec un humour noir irrésistible et une scène d’anthologie scatologique pendant un buffet sur un bateau de croisière. Triangle of Sadness (Sans filtre) est le premier long métrage en anglais du Suédois, une tragicomédie dans le ton de The Square, avec une extra dose de cynisme sur la condition humaine.

Personne ne met en scène les « beaux malaises » comme Ruben Östlund. Son regard brillant, plein d’acuité sur les dynamiques de classes, les privilèges, les abus de pouvoir, la vulgarité des nouveaux riches et les excès du capitalisme a plu au jury, malgré la longueur indue du film (2 h 30 min). Triangle of Sadness sera distribué par Entract Films au Québec, probablement l’automne prochain, m’a-t-on confié.

Mon coup de cœur de la compétition, Close du Belge Lukas Dhont, 31 ans, a remporté le Grand Prix du jury – la médaille d’argent, en quelque sorte – ex æquo avec la vétérane Claire Denis pour Stars at Noon.

On a pu entendre quelques sifflets dans la salle Debussy, où étaient massés les journalistes pendant l’annonce du palmarès. Ce film sensuel mais bancal de la cinéaste française a particulièrement déplu à la presse américaine.

Lukas Dhont, Caméra d’or en 2018 pour Girl, a remercié son frère, avec qui il fait des films depuis qu’il a 12 ans, dit-il. « On voit plus d’images au cinéma d’hommes qui se battent que d’hommes qui se soutiennent. Être vulnérable n’est pas une faiblesse », a-t-il rappelé, en larmes (et en français). Close, de loin le plus émouvant des 21 films de la compétition, est un bijou de récit initiatique, autobiographique, fin, subtil et magnifique.

Photo LOIC VENANCE, Agence France-Presse

Le jeune acteur belge Eden Dambrine et le réalisateur de Close, Lukas Dhont

« Toutes les décisions ont été prises avec une belle majorité », a déclaré d’entrée de jeu Vincent Lindon, qui était l’un des acteurs de la Palme d’or 2021, Titane de Julia Ducournau. Aussi, il n’y a pas de grands oubliés dans ce palmarès généreux (10 longs métrages ont été récompensés) qui ne marquera pas l’histoire, à l’image de cette sélection.

Le charmant EO du vétéran polonais Jerzy Skolimowski, 84 ans, a remporté ex æquo le Prix du jury. Cet hommage halluciné à Au hasard Balthazar de Robert Bresson, poétique et mélancolique, met en vedette un âne, qui est interprété par six bêtes. Skolimowski les a toutes remerciées par leur nom, sourire en coin. « Merci, mes chéris. Hi-han ! »

Le otto montagne (Les huit montagnes) du couple belge Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen a aussi obtenu un Prix du jury. Cette autre histoire d’amitié, depuis l’enfance, entre deux hommes qui se perdent de vue à l’adolescence traîne aussi en longueur.

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Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

« On a voulu réaliser un film qui parle de la vie, dans toute sa fragilité, mais aussi toute sa force. Les quatre saisons de la vie », a dit Charlotte Vandermeersch avant de déclarer son amour à son compagnon et de l’embrasser sur scène.

Le Prix d’interprétation masculine a été remis au grand acteur coréen Song Kang-ho (le père de famille de Parasite, Palme d’or en 2019), pour son rôle dans Les bonnes étoiles du Japonais Hirokazu Kore-eda. Tandis que le Prix d’interprétation féminine a récompensé Zar Amir Ebrahimi, pour son rôle de journaliste qui enquête sur un tueur en série dans Holy Spider d’Ali Abbasi.

La comédienne était une star en Iran avant d’être contrainte à l’exil en France, en 2008, à cause d’un scandale de sextape. « J’ai le sentiment d’avoir eu un parcours difficile, a-t-elle déclaré dans un long discours, en farsi, en anglais et en français. J’ai vécu l’humiliation, la solitude, l’obscurité. Mais le cinéma était là pour m’éclairer. Il a pratiquement sauvé ma vie. Il sauvera des vies en Iran, en Afghanistan, au Mali et en banlieue parisienne.

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L’actrice iranienne Zar Amir Ebrahimi

Ce film parle des femmes, de leurs corps. C’est un film rempli de haine, de mains, de pieds, de seins, de sexe. Tout ce qu’on ne peut montrer en Iran.

Zar Amir Ebrahimi

Un Prix spécial du 75e anniversaire a été décerné aux frères Jean-Pierre et Luc Dardenne, doubles palmés comme Ruben Östlund, qui ont tant marqué le Festival de Cannes. Tori et Lokita, qui s’intéresse au sort des réfugiés, était leur neuvième film (sur douze) a être présenté en compétition à Cannes. « Quand nous avons commencé ce tournage, un boulanger de Besançon a fait une grève de la faim pendant 12 jours pour protester contre l’expulsion de son apprenti africain. Nous lui dédions ce film. »

Photo STEPHANE MAHE, REUTERS

Park Chan-wook

« C’est fucking cool ! », s’est exclamé Park Chan-wook en recevant le Prix de la mise en scène pour Decision to Leave, un thriller policier. Il s’agissait de son troisième prix à Cannes après Thirst et Oldboy, Grand Prix du jury en 2004.

« Oh mon Dieu ! », a quant à lui lancé le cinéaste de Boy from Heaven, le Suédois d’origine égyptienne Tarik Saleh, en allant cueillir son Prix du scénario. L’ancien journaliste est désormais interdit de séjour en Égypte, pour ce film intelligent qui dénonce le machisme, la corruption politico-religieuse et les pratiques policières douteuses dans la société égyptienne.

« On m’a demandé si ce film en valait la peine. Bien sûr que non. L’Égypte est l’endroit que j’aime le plus au monde. Je dédie ce prix aux jeunes réalisateurs en Égypte pour qu’ils élèvent la voix et qu’ils racontent leurs histoires. »

La Caméra d’or, qui récompense le meilleur premier long métrage de toutes les sections du Festival de Cannes, n’a pas été attribuée à la Québécoise Charlotte Le Bon pour Falcon Lake, mais à War Pony, coréalisé par la petite-fille d’Elvis Presley, la comédienne et cinéaste Riley Keough.

Les récipiendaires

  • Sans filtre de Ruben Östlund remporte la Palme d’or
  • War Pony remporte la Caméra d’or
  • l’Iranienne Zar Amir Ebrahimi remporte le prix d’interprétation féminine
  • le Sud-coréen Song Kang-ho remporte le prix d’interprétation masculine
  • Claire Denis pour Stars at noon et Lukas Dhont pour Close remportent le Grand Prix à ex aequo
  • Heojil kyolshim de Park Chan-wook remporte le prix de la mise en scène
  • Boy from heaven de Tarik Saleh remporte le prix du scénario
  • Hi-Han de Jerzy Skolimowski et Le otto montagne de Charlotte Vandermeersch et Felix van Groeningen remportent ex aequo le prix du jury
  • Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne remporte le prix du 75e Festival
  • The water murmurs de Jianying Chen remporte la Palme d’or du court-métrage
  • Tom Cruise et Forest Whitaker remportent les Palmes d’or d’honneur