(Cannes) Le gratin du cinéma mondial était réuni mardi soir dans un dîner officiel, sous la halle du marché de la ville, pour célébrer le 75e anniversaire du Festival de Cannes. Parmi les quelque 700 invités, on comptait 14 lauréats de la Palme d’or. Aux deux tiers de la compétition 2022, on cherche encore un film qui s’impose incontestablement comme successeur à Titane, de Julia Ducournau.

Pour l’instant, cette première sélection « post-pandémique » se révèle peu relevée. Qu’à cela ne tienne ! En après-midi mardi, le délégué général Thierry Frémaux avait invité certaines des plus grosses pointures du cinéma à un mini-colloque de deux jours, afin de réfléchir à l’avenir du septième art.

Puisque l’on est au Festival de Cannes, où l’on ne semble pas se préoccuper de ce genre de chose, sur les dix cinéastes invités à prendre la parole… il n’y avait aucune femme. Que des hommes blancs, incluant les deux modérateurs, dont Thierry Frémaux lui-même.

Pourtant, en soirée, il ne manquait pas de réalisatrices sur le tapis rouge du 75e. J’y ai vu Agnès Jaoui, Mélanie Laurent, Claire Denis et Julia Ducournau, pour ne nommer que ces quatre cinéastes françaises. C’est à se demander parfois s’ils ne le font pas exprès…

Malgré son absence flagrante de représentation féminine, ce colloque, dont Thierry Frémaux a eu l’idée avec le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro, a suscité une discussion fascinante et essentielle sur l’état du cinéma. « Le métier de cinéaste a beaucoup changé, a remarqué d’emblée Frémaux. Quel est ce métier aujourd’hui ? Est-ce qu’on est heureux de toutes ces possibilités, de l’élargissement du champ, ou on est malheureux ? »

Il a donc demandé à dix cinéastes, et pas les moindres, comment ceux-ci entrevoyaient l’avenir de leur métier, quels étaient leurs peurs et leurs espoirs et si la multiplication des formats (séries télé, plateformes, etc.) les rendait optimistes ou pessimistes.

« C’est peut-être une exagération, mais j’ai l’impression que nous sommes à la croisée des chemins, comme au moment où le cinéma muet est devenu parlant », a déclaré Guillermo Del Toro. « Il ne suffit que d’une génération pour que le rapport au cinéma change », estime le cinéaste oscarisé de The Shape of Water.

L’évolution du cinéma

Il a bien sûr été abondamment question des plateformes numériques. Rappelons qu’à Cannes, les films produits par les plateformes comme Netflix ou Apple TV+ ne sont plus admis en compétition depuis 2018, ce qui a ouvert la voie à plusieurs titres de qualité (comme Roma ou encore The Power of the Dog) à la Mostra de Venise.

« Lorsqu’on va voir un film en salle, on se soumet à la vision d’un cinéaste, dit Del Toro. La télévision, elle, se soumet à nos désirs. On peut mettre le film sur pause et le reprendre plus tard. L’impact n’est pas le même. »

PHOTO VALÉRY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Costa-Gavras et Claude Lelouch

Parmi les conférenciers, il y avait deux Palmés d’or, Claude Lelouch (pour Un homme et une femme, en 1966) et Costa-Gavras (pour Missing, en 1982). « Le cinéma ne finit pas de grandir, croit Claude Lelouch, qui est du camp des optimistes. On invente constamment de nouvelles écritures. C’est un art de technologie. »

Au moment où le cinéaste de 84 ans a avoué avoir rêvé toute sa vie d’un petit appareil avec une aussi grande profondeur de champ que le portable… son téléphone a sonné. « C’est la pizza ! », a dit Del Toro, taquin.

« Je ne serai plus là. Je suis le plus vieux ici. Mais les jeunes vont retourner au cinéma. J’en suis convaincu », croit Claude Lelouch, qui dit avoir du mal à voir un film sur une plateforme numérique. « Le gros plan, c’est la dictature. Le plan large, c’est la démocratie. C’est pour ça que c’est la salle de cinéma qui a le plus bel avenir. »

Pour le cinéaste franco-grec de Z, Costa-Gavras, qui préside la Cinémathèque française, le cinéma a commencé la fin d’un cycle avant la COVID-19, et la COVID-19 a fermé ce cycle. « Le cinéma a changé, et les spectateurs ont changé. Nous sommes tous autres et nous abordons le cinéma différemment, croit-il. L’être humain ne va pas survivre sans raconter des histoires. C’est pourquoi le cinéma va survivre. Voir une œuvre tous ensemble, comme dans la Grèce antique, c’est différent que d’être en pantoufles à la maison ! »

Michel Hazanavicius, cinéaste de The Artist, qui parle justement de la fin du cinéma muet, n’a pas hésité à évoquer la mort du cinéma, à l’étonnement de Thierry Frémaux. « Ce qui change, c’est notre connexion au public. C’est là que le bât blesse », dit-il en parlant de la désaffection des spectateurs pour le cinéma français en salle.

Ce qui a aussi changé, c’est la manifestation du désir du spectateur. Ce n’est pas pareil voir un film quand on a les jambes étendues sur la table basse avec un ordinateur sur les cuisses. Où sera le point d’équilibre ?

Michel Hazanavicius

Le réalisateur de La haine, Mathieu Kassovitz, élevé par un père cinéaste et une mère monteuse, a semblé encore plus pessimiste quant à l’avenir du cinéma, avec toutes les plateformes et l’équipement dernier cri du cinéma maison. Il dit avoir lui-même abandonné la réalisation, il y a dix ans, parce qu’il sentait que sa voix n’était pas indispensable.

« Le pouvoir de l’image »

Paolo Sorrentino, sélectionné six fois en compétition à Cannes, a affirmé de son côté, en des termes clairs, que son avenir se trouvait du côté d’un cinéma plus traditionnel que celui des plateformes numériques comme Netflix, pour laquelle il a réalisé la série The Young Pope ainsi que le film La main de Dieu.

« J’ai fait des films pour le cinéma, les plateformes, la télévision, dit-il. Le mieux, c’est de faire des films comme je les faisais au début, pour le grand écran. Peut-être parce que je deviens vieux. Au cinéma, il y a une sorte d’épiphanie. Ce n’est pas vraiment possible à la télé. »

Il y a une différence dans sa mise en scène ? lui a demandé Thierry Frémaux. « C’est un problème d’images. Certaines ne sont pas assez fortes pour la télé, alors je les abandonne pendant le tournage. Pour ça que je retourne au cinéma. Je ne trouve pas ailleurs le pouvoir de l’image. »

Le Franco-Argentin Gaspar Noé, sans surprise, reproche aux plateformes leur rectitude politique. « Les plateformes, parce qu’elle sont américaines, viennent avec des contraintes morales qui sont compliquées », constate le cinéaste d’Irréversible et de Love. « On va t’expliquer, surtout outre-mer, de quoi tu peux parler. Il y a quelque chose qui se met en place qui est très castrateur, ce qui me fait peur pour l’avenir. »

Noé, qui est collectionneur de Blu-ray, s’inquiète de la disparition des supports physiques comme le DVD, étant donné que bien des films ne sont pas offerts sur les plateformes numériques, notamment en raison de la censure, dit-il. Mais il n’y a rien, convient-il, comme l’expérience collective de voir un film en salle. « Je les ai toutes essayées, mais il n’y a qu’une drogue qui m’a vraiment touché dans la vie, c’est le cinéma. Le cinéma aura toujours un avenir. C’est pour ça que tout le monde aime venir ici à Cannes. C’est parce que ça a quelque chose de religieux. »

PHOTO VALÉRY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro

Guillermo Del Toro, qui, comme bien des cinéphiles (j’en suis), a énormément regardé de films sur les plateformes numériques pendant la pandémie, croit qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. « Il ne faut pas nier leur place aux films faits pour les plateformes. Il ne faut pas nier leur existence », a-t-il déclaré, dans ce qui semblait être un commentaire critique de la politique du Festival de Cannes vis-à-vis des films qui peuvent être retenus en compétition.

« Tu as travaillé pour Netflix », lui a rappelé Thierry Frémaux en faisant allusion à son film d’animation, Pinocchio. « Mon premier devoir est de raconter une histoire, a répondu Guillermo Del Toro. Personne n’arrivera à me convaincre qu’on était plus libre de raconter des histoires avant l’arrivée des plateformes. Il y en a maintenant plusieurs. Il n’y a plus seulement Netflix. Il faut cesser cette polarisation entre les studios et les plateformes. »

Une phrase que devrait retenir le Festival de Cannes. Son avenir aussi en dépend.