(Cannes) Les échos de la guerre en Ukraine se font entendre jusqu’à Cannes, où s’ouvrait mardi soir la 75e édition du Festival international du film. Et ils annoncent un festival de contrastes.

Le contraste, saisissant, entre une invasion meurtrière qui se déroule à trois heures à peine d’avion de la Côte d’Azur et la fébrilité palpable de beaucoup des 35 000 festivaliers attendus sur la Croisette au cours des prochains jours, heureux de retrouver sous un soleil radieux un semblant de normalité, après deux ans de morosité.

Le contraste, aussi, entre la solennité des discours de la cérémonie d’ouverture – celui, en particulier, d’un invité-surprise : le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky – et la nature du film d’ouverture, un faux film de zombies comique signé Michel Hazanavicius.

PHOTO CHRISTOPHE SIMON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, s’est adressé aux invités lors de la cérémonie d’ouverture de la 75e édition du Festival de Cannes.

« Est-ce que le cinéma va se taire, ou est-ce qu’il va en parler ? S’il y a un dictateur, s’il y a une guerre pour la liberté, de nouveau, tout dépend de notre unité. Alors, est-ce que le cinéma peut rester hors de cette unité ? », a demandé aux spectateurs réunis au Grand Théâtre Lumière le président ukrainien et ancien comédien Volodymyr Zelensky, dans un message vidéo. « Il faut un nouveau Chaplin qui prouvera que, de nos jours, le cinéma n’est pas muet », a-t-il ajouté, en évoquant le chef-d’œuvre de Charlie Chaplin Le dictateur.

La maîtresse de cérémonie, l’actrice belge Virginie Efira, venait de rappeler qu’en 1958, la Palme d’or avait été décernée à Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov. « Un film russe qui dénonçait les injustices, les atrocités de la guerre » et dont l’humanisme avait été salué par le jury.

Le président du jury de cette année, Vincent Lindon, a lui aussi évoqué la guerre en Ukraine dans un vibrant discours engagé sur les vertus du septième art. « C’est cette ligne inflexible, artistique et citoyenne qui rend nécessaire ce qui, sans cela, serait obscène : projeter des images radieuses, en surimpression de scènes abominables qui nous parviennent d’une Ukraine héroïque, et martyrisée. Ou bien ensevelir sous la Mélodie du bonheur les massacres silencieux qui s’abattent sur le Yémen ou le Darfour. Pour conclure, une question : pouvons-nous faire autre chose qu’utiliser le cinéma, cette arme d’émotion massive, pour réveiller les consciences et bousculer les indifférences ? Je ne l’imagine pas. »

Un faux film de zombies

La compétition du plus important festival de cinéma au monde s’amorce ce mercredi avec le plus récent film du dissident russe Kirill Serebrennikov, La femme de Tchaïkovski. Mais le Festival de Cannes s’est ouvert mardi sur une note plus légère, grâce à la présentation de la comédie décalée Coupez !, nouvel hommage au cinéma du réalisateur de The Artist, Michel Hazanavicius, cette fois sous les traits sanglants d’un film de zombies.

Le maître du pastiche s’est fait plaisir avec cette mise en abyme assez ingénieuse et très comique d’un film de série B, mettant en vedette Romain Duris et Bérénice Bejo dans le rôle d’un couple composé d’un réalisateur et d’une actrice (ce que sont Hazanavicius et Bejo à la ville).

Dans un festival qui a décloisonné les genres depuis quelques années (les récentes Palmes d’or à Parasite et Titane en sont la preuve), un film d’ouverture de ce type n’est plus étonnant, mais tout de même rafraîchissant. Surtout lorsqu’on le compare avec d’autres films d’ouverture académiques et ennuyeux du passé. J’ai plusieurs exemples en tête.

Dans un édifice abandonné, qui rappelle Dawn of the Dead de George Romero, le tournage d’un film vire à la catastrophe. Un réalisateur tyrannique a poussé son équipe dans ses derniers retranchements. Excédés, ceux qui tournent le film de zombies deviennent eux-mêmes des zombies, acteurs d’un plan séquence involontairement (ou volontairement) comique de 32 minutes.

Hémoglobine à profusion, corps démembrés, accents de Kill Bill dans un style très amateur : la totale, comme on dit à Antibes. On devine que le film dans le film n’est que la pointe de l’iceberg. En effet, l’essentiel de Coupez ! est un making-of, une incursion derrière la caméra dans le monde du cinéma artisanal fabriqué avec des bouts de ficelle.

« Un plateau de cinéma est comme une microsociété en condensé », dit Michel Hazanavicius, Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisation pour The Artist, lancé en compétition à Cannes en 2011. Son nouveau film, conçu pendant la pandémie, est un remake d’un film étudiant japonais de 2017 intitulé One Cut of the Dead. Et le résultat, qui ne se prend pas au sérieux, par moments hilarant, redonne tout son sens à un mot pourtant galvaudé : « déjanté ».

« C’est un hommage au cinéma, à la fabrication même de l’objet qu’est un film », a dit mardi sur le tapis rouge Romain Duris, qui incarne un réalisateur désabusé dont la devise est « rapide, pas cher et dans la moyenne ». Au grand dam de sa fille, qui rêve de réalisation (et qui est interprétée par la propre fille de Michel Hazanavicius, Simone).

Derrière l’humour potache et les jets de sang, il y a dans Coupez ! un regard critique, à la limite du cynisme, sur les codes du cinéma et la prétention de comédiens – ceux qui tiennent absolument à porter en tout temps à l’écran un message social signifiant. Mais, surtout, une ode au cinéma amusante, tout à fait de circonstance pour oublier les drames de l’époque.

Un jury politique ?

C’est une tradition. On se rend à la conférence de presse du jury au premier jour du Festival de Cannes, pour prendre le pouls de ceux qui décideront du palmarès et décerneront les prix de la compétition. Afin de conjecturer, avec un soupçon de psychologie à cinq cennes et une haute opinion de sa perspicacité, sur les dynamiques de groupe : ceux qui se présentent comme des têtes fortes, ceux qui suivront la parade, le style imposé par le président, etc.

« Quel genre de président serez-vous ? Autoritaire ? », ai-je demandé à Vincent Lindon, mi-figue, mi-raisin, lundi en entrevue. Il m’a répondu un « non » ferme, mais on a bien senti, à la conférence de presse mardi, qu’il souhaitait que les jurés ne se laissent pas influencer par les « évènements extérieurs », nommément la guerre en Ukraine, au moment de juger les films et d’établir le palmarès.

« J’espère que ça ne va pas changer la façon dont on va regarder les films », a-t-il dit. C’était plus qu’un souhait. Presque une consigne.

PHOTO VALERY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Vincent Lindon, président du jury de la 75e édition du Festival de Cannes

Nous ne pouvons pas mettre totalement de côté ce que nous traversons. Bien sûr qu’inconsciemment, cela va peut-être jouer un peu sur notre manière de regarder ces films. Certains seront très près de ces problématiques, et d’autres, plus éloignés. Nous allons nous atteler à faire attention de rester dignes, respectueux, pour ceux qui ont des jours plus difficiles que les nôtres.

Vincent Lindon, président du jury de la 75e édition du Festival de Cannes

L’un des membres du jury de Lindon, Asghar Farhadi, a profité de la tribune que lui offrait le festival pour envoyer un message aux dirigeants iraniens. Lui qui a toujours réussi à déjouer la censure par différentes subtilités et divers subterfuges – j’avais remarqué, en l’interviewant pour Une séparation, qu’il avait l’habitude de parler en paraboles – s’est exprimé franchement sur la situation en Iran.

« C’est la troisième fois que je recevais une invitation pour être juré à Cannes, et je suis heureux que la troisième fois soit la bonne, a-t-il déclaré. Mais cette joie que je ressens n’est pas aussi profonde que je le souhaiterais étant donné ce qui se passe dans mon pays. Avec les pressions économiques et politiques, les perspectives sont sombres pour le peuple iranien. C’est une culture et une civilisation tellement riche. À présent, je dois avouer que voir un peuple à bout gâche un peu mon plaisir d’être ici. »

Ce sera un festival de contrastes, que je disais…