(Paris) Le comédien français Michel Bouquet, décédé mercredi à l’âge de 96 ans, avait peut-être rêvé de mourir sur scène, comme son personnage fétiche dans Le roi se meurt d’Eugène Ionesco, qu’il aura joué pas moins de 800 fois en 20 ans.

Après 75 ans de carrière, le monstre sacré du théâtre, tout aussi inoubliable dans les films des réalisateurs Claude Chabrol et François Truffaut, avait confié à l’AFP en 2019 qu’il ne remonterait plus sur scène, après avoir fait son « bonhomme de chemin ».

Ce géant de la scène, quelques années plus tôt, espérait « ne jamais s’arrêter de jouer ».

Sur le grand écran, il a été un étonnant François Mitterrand au soir de sa vie dans Le promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian (2004), avec un mimétisme qui troublera jusqu’aux proches de l’ancien président français, et un magistral Javert dans Les Misérables de Robert Hossein (1982).

Prolifique, souvent énigmatique et troublant, le comédien avait reçu de très nombreux prix, notamment deux fois le César du meilleur acteur (plus importante récompense du cinéma français) : en 2002 pour le film d’Anne Fontaine Comment j’ai tué mon père, puis en 2006 pour Le promeneur du Champ-de-Mars.

Au théâtre, il avait décroché deux fois le Molière du meilleur comédien dont, en 2005, pour Le roi se meurt, qu’il jouait avec son épouse Juliette Carré, formidable reine Marguerite.

« Au service » de l’auteur

Photo FRANK PERRY, archives Agence France-Presse

Michel Bouquet dans Le roi se meurt d’Eugène Ionesco qu’il aura joué pas moins de 800 fois en 20 ans.

Il a marqué le théâtre de l’après-guerre en faisant connaître en France l’œuvre de Harold Pinter et en se mettant au service de grands textes classiques (Molière, Diderot ou Strindberg) et contemporains (Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Albert Camus ou Thomas Bernhard).

Affichant clairement sa préférence pour le théâtre, Michel Bouquet n’en a pas moins été un brillant acteur de cinéma, endossant avec beaucoup de subtilité des personnages souvent secrets et équivoques.

Sa silhouette plutôt ronde, son style discret et sa voix grave, contredite par une certaine espièglerie du regard, lui offrait une large palette de rôles.

Il martelait que l’acteur n’était qu’« au service » de l’auteur : « le texte, il n’y a que le texte. Tout vient de l’auteur. L’acteur n’est là que pour prendre la main du spectateur et lui faire serrer le cœur de l’auteur », disait-il.

Né le 6 novembre 1925 à Paris, fils d’un officier, Michel Bouquet avait été envoyé avec ses frères en pension, une expérience qui l’a « terrorisé ».

Il doit son goût du spectacle à sa mère qui l’emmenait régulièrement à l’Opéra Comique.

« À chaque fois que le rideau se levait, il n’y avait plus l’horreur de la guerre […], le monde irréel dépassait de très loin le monde réel. Ça a été le meilleur enseignement de ma vie », confiait-il à l’AFP en 2019.

« Une angoisse affreuse »

Photo ERIC FEFERBERG, archives Agence France-Presse

Michel Bouquet reçoit un Molière d’honneur en juin 2014

Tour à tour apprenti pâtissier, mécanicien-dentiste, manutentionnaire durant sa jeunesse, il se rend un jour chez Maurice Escande, sociétaire de la Comédie-Française, qui lui propose immédiatement de suivre ses cours.

Il monte sur les planches en 1944, deviendra vite compagnon du dramaturge Jean Anouilh puis du comédien Jean Vilar au TNP (Théâtre national populaire) et au Festival d’Avignon.

À partir de 1947, on le retrouve aussi au générique de nombreux films, mais il devra attendre les années 1960 pour connaître la notoriété.

Sa voix neutre et posée, son goût pour l’ambiguïté feront merveille dans les films de Claude Chabrol qui l’emploie dans des rôles de notables de province, secrets et dévoyés. Il noue avec ce metteur en scène une complicité durable (La femme infidèle, Poulet au vinaigre).

Il joue aussi avec François Truffaut quelques-uns de ses meilleurs films (La mariée était en noir, en 1967, et La sirène du Mississippi, en 1968).

Il triomphe sur scène avec Le roi se meurt qu’il joue dès 1994, puis quasiment en continu de 2004 à 2014.

Pour lui, jouer était une nécessité intime plus qu’un plaisir. « C’est une angoisse affreuse », disait-il. « Mais c’est intéressant. Pour vivre quelque chose que l’on ne vivrait pas autrement. On ne risque rien, rien, sauf de se casser la figure ».

Macron salue un « monstre sacré »

Photo ALBERTO PIZZOLI, archives Agence France-Presse

Michel Bouquet accompagne le film Renoir au Festival de Cannes en mai 2012.

Le président Emmanuel Macron a salué mercredi la mémoire de Michel Bouquet, un « monstre sacré » et un « maître inoubliable, irremplaçable, pour des générations d’acteurs ».

« Sept décennies durant, Michel Bouquet a brûlé les planches et crevé l’écran. C’est un monstre sacré qui vient de nous quitter » écrit la présidence dans un communiqué.

M. Macron rend également hommage à son « idéal très haut du métier de comédien », et salue celui qui restera « un maître inoubliable, irremplaçable, pour des générations d’acteurs, parmi les plus grands ».

« Michel Bouquet, c’était une intelligence des œuvres tout entière incarnée, une exégèse savante, mais intensément vivante », poursuit l’Élysée.

Il « aura porté la littérature et l’art dramatique à leur plus haut degré d’incandescence et de vérité, en montrant l’être humain dans toutes ses ambiguïtés et ses contradictions ».

« Le Président de la République et son épouse adressent leurs condoléances attristées à sa femme, Juliette Carré, immense actrice qui aura partagé sa vie durant six décennies, à sa famille et ses amis, à tous ceux dont Michel Bouquet fut le maître, l’inspirateur ou le partenaire, et qui portent aujourd’hui une part de son héritage », conclut le communiqué.

Michel Bouquet en six films

Pattes blanches (Jean Grémillon, 1948)

Capture d’écran

Michel Bouquet dans Pattes blanches

Michel Bouquet débute au cinéma avec méfiance, jusqu’à ce que Jean Grémillon lui offre un rôle écrit par Jean Anouilh dans Pattes blanches en 1948.

Il y interprète Maurice, un jeune marginal qui se sert de son amante, Suzy Delair, pour se venger de son demi-frère. Avec sa maigre silhouette, son regard noir et son jeu torturé, il crève l’écran. Dans Mémoire d’acteur, il se dit « ébloui » par Jean Grémillon sans qui il n’aurait jamais poursuivi l’aventure du cinéma.

« Il avait une connaissance phénoménale de l’Histoire, […] osait des synthèses saisissantes avec une puissance d’évocation digne de Shakespeare […] J’avais vingt ans. J’étais quasi analphabète. Fréquenter Jean Grémillon a été un déclic décisif. Je me suis dit : “il faut maintenant que tu te cultives (..) que tu essaies d’être moins sot, de comprendre le monde toi aussi ! ».

La femme infidèle (Claude Chabrol, 1968)

Photo tirée d’IMDB

Stéphane Audran et Michel Bouquet dans La femme infidèle

Avec Claude Chabrol qu’il considérait comme « son révélateur », Michel Bouquet tourne six films. Dans La femme infidèle, écrit spécialement pour lui, il joue le bourgeois assassin et devient l’archétype du héros chabrolien.

« D’une certaine façon, il jouait à ma place, me manipulait. Mais admirablement », confiait-il au sujet du réalisateur devenu son ami. « Voilà un grand directeur d’acteur ! Rien qu’avec sa caméra, il apportait de l’intensité à mon interprétation ».

Avec Truffaut (La sirène du Mississippi, La mariée était en noir) ou Yves Boisset (Un condé), il se spécialise dans les personnages inquiétants.

Les Misérables (Robert Hossein, 1982)

Capture d’écran

Michel Bouquet dans Les Misérables

Dans Les Misérables de Robert Hossein, il est l’inspecteur Javert, le fin limier que Victor Hugo comparaît à un chien policier qui pourchasse inlassablement Jean Valjean, sa proie.

« Je n’ai pas la peau de Javert », se défendait-il auprès du réalisateur en 1982. « Il s’est battu pour que je le fasse et en le faisant, je me suis habitué […] Dans le fond, il a peut-être eu raison de me le demander. Mais ce n’est pas un rôle que j’affectionne particulièrement ».

Toto le héros (Jaco Van Dormaël, 1991)

Capture d’écran

Michel Bouquet dans Toto le héros

Le réalisateur belge Jaco Van Dormaël lui offre un rôle de raté grandiose dans Toto le héros, César du meilleur film étranger en 1992.

Il incarne Thomas, un géomètre à la retraite, persuadé d’avoir été échangé à la maternité avec Alfred, son voisin d’enfance, élevé dans une famille aisée. Enfermé dans ce fantasme d’une existence volée, Toto, impénitent rêveur fixé dans l’enfance, passe à côté de sa vie.

Comment j’ai tué mon père (Anne Fontaine, 2000)

Capture d’écran

Michel Bouquet dans Comment j’ai tué mon père

C’est « grâce à Anne Fontaine », seule femme à l’avoir dirigé, que Michel Bouquet confiait avoir enfin compris le cinéma. « Fallait-il une femme pour obtenir cet accouchement d’un vieil acteur de 75 ans ? ».

Dans Comment j’ai tué mon père, il joue un père médecin qui réapparaît dans la vie de son fils (Charles Berling) trente ans après avoir abandonné sa famille pour soigner des malades en Afrique.

Sans aucun sentimentalisme, le film décrypte le manque tragique de relation chez les deux hommes. À la fois père réel et père fantasmé, Michel Bouquet est au sommet de son art.

Le promeneur du Champ-de-Mars (Robert Guédiguian, 2005)

Photo fournie par Pathé Distribution

Michel Bouquet et Jalil Lespert dans Le promeneur du Champ-de-Mars

Dans Le promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian, il incarne François Mitterrand, « tombé dans une solitude absolue » deux ans avant de mourir d’un cancer.

« Il y a du personnage de roman chez Mitterrand », expliquait l’acteur.

« Si le film est une fiction sur Mitterrand, c’est aussi un document sur l’art de Michel Bouquet », affirmait Robert Guédiguian. « Si ça n’avait pas été Michel Bouquet, je ne crois pas que j’aurais fait le film. Michel Bouquet a une théâtralité naturelle […] Pour ce rôle, il fallait une majesté […] ».