Dans cette libre adaptation d’un récit que la journaliste Florence Aubenas a publié dans un livre en 2010, Juliette Binoche incarne une écrivaine s’infiltrant dans une équipe d’entretien ménager sous une fausse identité afin de mieux raconter leurs conditions de travail. Entretien.

Dire que Juliette Binoche s’est démenée comme pas une pour faire exister Ouistreham relèverait de l’euphémisme. Dès qu’elle a lu Le quai de Ouistreham, le livre qu’a publié Florence Aubenas en 2010, l’actrice s’est dit qu’un film devait absolument en être tiré, même si le réalisateur qui lui avait demandé de lire l’ouvrage lui a appris, une semaine plus tard, que la journaliste française refusait d’en céder les droits d’adaptation.

« J’ai appelé Florence pour tenter de la convaincre », a expliqué Juliette Binoche au cours d’une rencontre en visioconférence à laquelle ont participé quelques journalistes. « Elle m’a dit que la seule façon d’obtenir son accord serait qu’Emmanuel Carrère en fasse l’adaptation. Comme il était en train d’écrire un livre, j’ai organisé quelques dîners entre Florence, Emmanuel et moi afin de maintenir les braises, mais ce fut une espèce de tempête d’allers-retours pendant quelques années. Heureusement, le tournage a été beaucoup plus simple, beaucoup plus harmonieux. »

Une histoire d’amitié

Dans son récit autobiographique, Florence Aubenas raconte le travail d’enquête qu’elle a fait pendant six mois en se glissant parmi les plus démunis de la société, ceux qui tentent de survivre en acceptant de petits boulots pour des salaires de misère. Pour des raisons dramaturgiques, Emmanuel Carrère a choisi dans sa libre adaptation de se concentrer sur une histoire d’amitié sincère, jetée pourtant sur de fausses bases au départ. Marianne Winckler, qu’incarne Juliette Binoche, tisse en effet un lien tangible avec une camarade de travail, sans lui révéler sa véritable identité.

PHOTO FOURNIE PAR AXIA FILMS

Dans Ouistreham, libre adaptation d’un récit de Florence Aubenas, Juliette Binoche incarne une écrivaine se faisant embaucher comme femme de ménage afin d’écrire sur les conditions de travail précaires de celles exerçant ce métier.

« Je trouve que le mot “mensonge” est trop fort dans un cas comme celui-là, estime Juliette Binoche. Parce qu’il traduit quelque chose de mal, une trahison, une tricherie. Dans ce cas-ci, il s’agit plutôt d’une façon d’extirper une vérité. Quand j’ai vécu l’expérience de la rue pour Les amants du Pont-Neuf [de Leos Carax], sans dire que j’étais actrice, certains le savaient, d’autres pas. Pour Camille Claudel 1915 [de Bruno Dumont], je suis allée dans un hôpital pour handicapés mentaux avec la même approche. Cela ne relevait pas du mensonge à mes yeux parce que ces expériences m’ont permis de me rapprocher de ces réalités et d’avoir une référence intérieure sur ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Pour ensuite pouvoir la transposer dans une œuvre. »

Il faut atteindre le spectateur dans sa conscience, dans son corps, dans ses sentiments. Ce lien avec la réalité me donne aussi la légitimité d’en parler. Sinon, d’où me viendrait ce droit ? En lisant des bouquins ? En regardant un documentaire ? En y réfléchissant ?

Juliette Binoche

Entourée de non-professionnels

D’évidence, la mise sur pied d’un film n’a rien d’anonyme. Dès le départ, il fut établi que Juliette Binoche serait entourée de non-professionnels, recrutés à Caen. Deux personnages du livre de Florence Aubenas y jouent leur propre rôle. Peu expérimenté à titre de cinéaste, Emmanuel Carrère, qui n’a rien tourné depuis 2005, soit depuis La moustache, adaptation de l’un de ses romans, a confié la direction d’acteurs à son actrice principale, avec qui un lien de confiance a vite été établi, étant issue elle-même d’une famille modeste.

PHOTO FOURNIE PAR AXIA FILMS

Juliette Binoche est entourée de plusieurs comédiennes non professionnelles.

« J’ai pris ce que j’ai, indique Juliette Binoche. J’ai souhaité que ces femmes puissent exposer au mieux leur vérité. Emmanuel m’a d’ailleurs dit dès le départ de m’occuper du jeu parce qu’il ne connaissait rien à ce chapitre. Sans imposer quoi que ce soit, j’ai pris cette responsabilité. Si j’avais senti la moindre réticence de leur part, je n’aurais pas accepté de la prendre. Et puis, le travail physique, je connais. Le ménage, je sais le faire parce que je le fais chez moi tout le temps. Il n’y a pas de petit et grand travail. »

Les dessous d’une imposture

Dans une entreprise comme celle dans laquelle s’engage le personnage qu’incarne Juliette Binoche dans Ouistreham, il est important de prendre en considération la douleur de ceux qui pourraient se sentir trahis. Selon la comédienne, le fait que Marianne – et Florence Aubenas par ricochet – retrouve sa vie plus aisée après son enquête (contrairement aux femmes avec qui elle s’est liée d’amitié sous une fausse identité) expliquerait en partie les réticences de la journaliste à céder les droits de son récit.

« Au bout du compte, Florence a gagné des sous avec son livre, dit-elle. Les gens dont elle raconte l’histoire continuent de travailler au même salaire. On peut en ressentir une certaine culpabilité. Ça fait réfléchir. Ce qui était important pour moi dans cette démarche était d’éveiller les consciences pour rendre visibles les invisibles. On peut le faire en incluant ces travailleurs essentiels pour la société. C’est à nous de les inclure, de nous réhumaniser et de les reconnaître. »

Ouistreham, qui a déjà attiré plus de 400 000 spectateurs en France depuis sa sortie il y a deux mois, prendra l’affiche en salle le 25 mars au Québec.