Animée par un sentiment de colère à la lecture du roman autobiographique d’Annie Ernaux, Audrey Diwan a tenu à porter à l’écran l’histoire d’une jeune fille devant avoir recours à un avortement clandestin dans la France du début des années 1960. Entretien.

Lors de la cérémonie du palmarès de la 78e Mostra de Venise, le destin de L’événement, tout autant que celui d’Audrey Diwan, a basculé. En lui attribuant le Lion d’or, récompense suprême du festival tenu dans la cité des Doges, le jury, présidé par Bong Joon-ho, a ainsi propulsé cette adaptation cinématographique du roman autobiographique d’Annie Ernaux dans les plus hautes sphères de la reconnaissance mondiale.

« C’est fou, toutes les idées qui vous viennent en tête dans un moment pareil, confie la cinéaste au cours d’un entretien en visioconférence, réalisé dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français d’Unifrance. Je savais ce que cet honneur représentait pour le film, pour moi aussi, mais au-delà de ça, j’étais surtout heureuse pour Annie Ernaux, que j’ai appelée dès que je suis sortie de scène. J’y ai vu comme une sorte de réparation envers un livre qui, lors de sa publication, n’a pratiquement pas existé sur le plan médiatique. »

PHOTO JOEL C RYAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

À la 78e Mostra de Venise, le Lion d’or a été attribué à L’événement. Audrey Diwan a été saisie d’une grande émotion.

Audrey Diwan, dont le premier long métrage, Mais vous êtes fous, s’était avantageusement fait remarquer il y a trois ans, ne cache pas avoir eu sur le coup un peu de difficulté à gérer une émotion aussi envahissante. Jane Campion, lauréate du prix de la mise en scène grâce à The Power of the Dog, est vite allée à sa rencontre.

« Jane s’est occupée de moi. Elle m’a prise par la main, m’a parlé de l’expérience qu’elle a vécue quand elle a reçu sa Palme d’or à Cannes [pour The Piano], m’a conseillée. C’était vraiment très beau. »

Une forme de colère

Quand une amie lui a suggéré de lire L’événement, Audrey Diwan était étonnée du silence apparent ayant entouré la sortie d’un livre qu’elle ne connaissait pas, écrit pourtant par une autrice qu’elle appréciait déjà beaucoup. La cinéaste estime que cette discrétion tient sans doute à la nature du sujet, traité à une époque que l’on préfère parfois magnifier par nostalgie plutôt que de la regarder bien en face, dans sa cruelle réalité.

À la lecture, j’ai réalisé à quel point je ne savais rien, explique-t-elle. C’est comme si les mots avec lesquels j’ai pourtant grandi – avortement clandestin, faiseuse d’anges – ne m’avaient renvoyée à aucune vraie réalité jusque-là.

Audrey Diwan

« J’ai ressenti une forme de colère à l’idée que des filles et des femmes aient dû traverser ça il y a 60 ans, et que cette réalité soit celle de tant d’autres femmes dans le monde encore aujourd’hui. »

Sensible au personnage de cette jeune femme, interprétée dans son film par Anamaria Vartolomei, qui se retrouve enceinte à une époque – le début des années 1960 – où la pratique de l’interruption de grossesse est illégale, Audrey Diwan a surtout apprécié la façon dont Annie Ernaux parle de liberté. Évoquer le désir sexuel sans aucun sentimentalisme, mais aussi le désir intellectuel à titre d’accomplissement.

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Sandrine Bonnaire interprète la mère d’Anne, le personnage qu’incarne Anamaria Vartolomei dans L’événement, un film d’Audrey Diwan.

« J’avais l’impression que de manière sous-jacente, le livre parlait de liberté dans ce sens-là, ajoute la cinéaste. Cela dit, le processus d’écriture fut très difficile. C’est un cauchemar d’adapter une autrice qu’on respecte, et un livre qu’on aime trop ! En parlant avec l’autrice, je me suis dit qu’il faudrait que je donne surtout à ressentir. La pierre angulaire de notre réflexion commune s’est résumée en un mot : la justesse. Trouver la façon d’évoquer la douleur pour en dépasser le stade théorique sans cependant entrer dans la complaisance ou la provocation. Ce juste milieu m’a permis de prolonger le geste d’Annie Ernaux. »

Susciter une discussion

Audrey Diwan ne souhaitait pas non plus trop marquer l’époque dans laquelle se déroule le récit afin de ne pas la reléguer au passé ni donner l’impression d’une finalité. Même si elle a très bien été soutenue par ses producteurs, la cinéaste a d’ailleurs parfois dû faire face à un mur d’incompréhension au moment de chercher du financement.

Quand j’ai commencé à écrire, le débat autour de l’avortement était moins fort qu’il ne l’est maintenant. On me demandait alors pourquoi je souhaitais faire ce film puisque tout est aujourd’hui légal, un peu comme s’il ne fallait plus faire de films sur la Seconde Guerre mondiale puisqu’elle est terminée.

Audrey Diwan

« Puis, la loi a été changée en Pologne. Est aussi survenu ce coup de théâtre au Texas [où l’accès à l’avortement est devenu très limité]. Maintenant, on me dit l’inverse, que j’ai fait L’événement parce qu’il est collé sur l’actualité. Il est toujours intéressant de voir comment un long métrage et une époque se rencontrent ! »

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Anamaria Vartolomei incarne la protagoniste de L’événement, une adaptation cinématographique du roman autobiographique d’Annie Ernaux, écrite et réalisée par Audrey Diwan.

Bien consciente que toute époque marchant vers le progrès et la liberté doive inévitablement faire face à des vents contraires et à un effet de ressac, Audrey Diwan souhaite surtout susciter la discussion.

« Je ne crois pas que quelqu’un étant contre l’avortement puisse changer d’avis après avoir vu L’événement, même si j’adore cette idée. La vocation de l’art est d’ouvrir des débats et des discussions qui peuvent peut-être aboutir à ça, ou du moins susciter une réflexion. J’ai quand même vécu des expériences étonnantes en présentant le film en tournée. À Rome, un homme s’est dit troublé par ce qu’il a vu, et a dit ne plus être sûr de cautionner l’interdiction de l’avortement maintenant qu’il savait ce que ça voulait dire. Être contre l’avortement est une chose ; c’en est une autre de supporter l’idée qu’une femme traverse une épreuve comme celle qu’Annie Ernaux a vécue. D’autres femmes y ont même laissé leur peau. »

L’événement prendra l’affiche en salle le 18 février.