(Berlin) La 72e Berlinale a été lancée de belle façon avec Peter von Kant, libre adaptation, 50 ans plus tard, d’une pièce marquante des années 1970. En plus de cette évocation de l’univers de Rainer Werner Fassbinder, la soirée d’ouverture a été placée sous le signe du souvenir d’un monde « d’avant » la pandémie.

La Berlinale s’est donné des airs de normalité en organisant jeudi une soirée d’ouverture qui pouvait passer à l’histoire de la même façon que les précédentes. La meute de photographes était là, les badauds aussi, et personne ne s’est gêné pour tenter d’attirer l’attention des vedettes – surtout allemandes – qui ont foulé le tapis rouge. À l’intérieur du Berlinale Palast, les invités masqués, toujours tenus à au moins un siège de distance, ont également bien fait sentir leur bonheur – et leur soulagement – d’avoir droit à une soirée qui leur rappelait celle d’il y a deux ans, la dernière avant que la planète entière ne se mette sur pause.

Certaines coïncidences ne trompent pas. Il y a exactement 50 ans, Rainer Werner Fassbinder présentait à la Berlinale l’adaptation cinématographique qu’il avait lui-même tirée de sa propre pièce, Les larmes amères de Petra von Kant. Le film n’avait pas obtenu les faveurs du jury à l’époque, mais celui que l’on surnomma l’enfant terrible du cinéma allemand posait déjà les jalons d’une nouvelle vague, à laquelle il a largement contribué.

Comme un grand frère

François Ozon admire depuis longtemps l’œuvre du prolifique cinéaste, mort beaucoup trop tôt en 1982, à l’âge de 37 ans. Il y a un peu plus de 20 ans, le réalisateur de Grâce à Dieu avait d’ailleurs porté à l’écran Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, une autre pièce de l’auteur allemand. C’est en outre grâce à cette admiration que le cinéaste français s’est permis de transposer librement une pièce beaucoup plus autobiographique qu’elle ne pourrait paraître au premier abord.

« Je vois Fassbinder un peu comme un grand frère, a déclaré François Ozon lors d’une conférence de presse tenue quelques heures avant la soirée d’ouverture. Il a été très important dans mon apprentissage.

Son cinéma a un point de vue esthétique et politique. Il aurait été illogique pour moi de refaire exactement ce que Fassbinder a fait aussi magnifiquement il y a 50 ans. J’ai inversé les genres parce que Fassbinder parlait de lui à travers les personnages féminins.

François Ozon

De la créatrice de mode Petra von Kant d’il y a cinq décennies au cinéaste Peter von Kant, le regard sur les relations humaines et les relations de pouvoir ont évidemment changé. C’est d’ailleurs l’une des belles astuces que d’avoir quand même conservé l’environnement de l’époque – le récit du film de François Ozon est campé en 1972 – pour raconter une histoire qui, forcément, résonne aujourd’hui autrement.

PHOTO JOHN MACDOUGALL, AGENCE FRANCE-PRESSE

Khalil Ben Gharbia, François Ozon et Denis Ménochet ont foulé le tapis rouge du Berlinale Palast avant la présentation de Peter von Kant.

« Je trouvais intéressant d’explorer des rapports de domination et de pouvoir, toujours très complexes entre deux individus. Il y a aussi le lien entre un cinéaste, en situation de pouvoir, et un acteur. Voir comment ce rapport de force peut s’inverser parfois, et montrer la souffrance intime d’un homme. Hanna Schygulla me disait que Fassbinder pensait que l’amour pur ne pouvait pas exister. Il en souffrait beaucoup. »

Éblouissant Denis Ménochet

Denis Ménochet, qui offre ici une performance éblouissante, incarne un cinéaste des années 1970 dont le cœur chavire complètement dès qu’il pose les yeux sur Amir, le jeune homme (Khalil Ben Gharbia) que sa meilleure amie Sidonie (Isabelle Adjani) lui présente. Toujours odieux avec son assistant personnel (Stefan Crepon), l’homme se dirige vers une crise existentielle majeure le jour où il commence à douter de la sincérité de l’amour de son jeune amant.

PHOTO FOURNIE PAR PLAYTIME

Denis Ménochet et Isabelle Adjani dans Peter von Kant

L’origine théâtrale est évidente. Et sert bien le propos, en quelque sorte. S’inspirant des derniers longs métrages de Fassbinder sur le plan esthétique, Ozon offre aussi un film visuellement très riche, avec des couleurs fortes. Ce huis clos, tourné dans un contexte de confinement, est aussi propice à de grandes performances d’acteurs.

Isabelle Adjani, qui n’a pas fait le voyage à Berlin, est là le temps de deux scènes. Celle où elle se fait valoir à titre d’actrice ayant permis à von Kant de s’établir comme cinéaste est particulièrement spectaculaire.

On retient en outre la présence de Khalil Ben Gharbia ainsi que celle, plus inusitée, de Stefan Crepon, remarquable dans un rôle muet, mais crucial dans l’histoire. Cela dit, tout repose sur les épaules de Denis Ménochet. Lors de la conférence de presse, l’acteur évoquait une « partition à jouer avec beaucoup de notes ».

« J’en suis à mon troisième film avec François, a rappelé l’acteur. Comme nous nous connaissons très bien et que nous sommes devenus des amis au fil des ans, ça nous a permis d’aller plus loin. Un huis clos, ça ressemble aussi un peu à une colonie de vacances. On a eu l’occasion de beaucoup discuter. »

Même si les personnages de Peter von Kant sont des Allemands et vivent à Cologne, François Ozon les fait parler français. Cela dit, dans le rôle de la mère de Peter, Hanna Schygulla, muse de Fassbinder, s’exprime parfois dans la langue de Goethe. Le cinéaste a également fait reprendre à Isabelle Adjani une chanson que Jeanne Moreau a chantée pour Querelle, mais traduite cette fois en allemand.

Non, certaines coïncidences ne trompent pas.