À la veille de la 93e soirée des Oscars, Marc Cassivi et Marc-André Lussier discutent d’un gala qui cherche à maintenir son sceau de prestige malgré les conditions difficiles dans lesquelles le cinéma a été plongé au cours de la dernière année. Pourtant, l’Académie met en valeur de très beaux films, plus accessibles que jamais.

Marc Cassivi : Le paradoxe de la soirée des Oscars cette année, c’est qu’elle semble susciter moins d’intérêt auprès des cinéphiles, alors que les films n’ont jamais été plus accessibles. On peut pratiquement voir tous les films finalistes chez soi, sur les plateformes numériques, ce qui n’est pas le cas d’habitude. Ça témoigne sans doute du fait qu’il n’y a rien comme la salle pour engager le spectateur, mais ça m’étonne quand même. Il n’y a pas de blockbuster à la Titanic pour rameuter les foules, c’est vrai. Les grands studios ont reporté des sorties attendues. Mais il y a quand même de bons films en lice. Pourquoi cette apparente désaffection, à ton avis ?

Marc-André Lussier : Je crois que cette désaffection n’est pas récente. Elle s’est installée progressivement au cours des dernières années, mais la pandémie a cristallisé le processus. Il est quand même ironique de constater qu’à une époque où certains annoncent la disparition du cinéma en salle – il y en a même qui la souhaitent ! –, un film a quand même besoin d’une exploitation en salle pour s’inscrire dans la mémoire des gens. On a aussi beaucoup dit que l’Académie se tournait trop vers des films pointus et confidentiels plutôt que vers des œuvres plus populaires, reproche qu’on peut contester en faisant valoir sa mission de récompenser l’excellence plutôt que le succès au box-office. Je trouve néanmoins que l’Académie s’est parfois tiré dans le pied. Il y a quelques années, elle avait l’occasion, avec Dunkirk, de célébrer une grande production hollywoodienne qui alliait vraiment les deux pôles – qualité et popularité – et elle a préféré se tourner vers The Shape of Water, probablement le plus faible des films de Guillermo del Toro. Mais tu as raison de relever cette autre ironie : on peut en effet voir tous les films en lice aux Oscars cette année sur les plateformes, y compris les cinq finalistes dans la catégorie du meilleur film international !

M. C. : Quand on revoit la liste des lauréats de l’Oscar du meilleur film de la dernière décennie, on ne peut pas dire que l’Académie a toujours fait des choix judicieux : The King’s Speech, Argo, Green Book... Les candidats de cette année ne me semblent pas plus faibles que ceux des années précédentes. Ça ne m’étonne pas que Mank accumule le plus grand nombre de sélections. C’est un film classique, frappé du fameux sceau « Qualité Oscars ». The Trial of the Chicago 7 et Judas and the Black Messiah, qui ont une parenté dans leur thématique, sont faits de la même eau. Promising Young Woman est plus original, même si je voyais arriver la plupart des punchs. Minari est très mignon, comme son jeune acteur. Sound of Metal et The Father sont surtout remarquables pour leurs performances d’acteurs. Il n’y a pas de mauvais film dans le lot. Et puis il y a Nomadland qui les domine tous d’une tête, à mon avis. Il est sûr de gagner ou pas ?

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Frances McDormand dans une scène de Nomadland

M.-A. L. : Il devrait gagner, car Nomadland est sans contredit le plus beau film de 2020, à mon humble avis. Mais je ne suis pas certain qu’il remportera l’Oscar du meilleur film. Même s’il est pratiquement assuré que Chloé Zhao remportera l’Oscar de la meilleure réalisation [elle sera la deuxième réalisatrice à recevoir cet honneur, 11 ans après Kathryn Bigelow pour The Hurt Locker], j’ai le sentiment que la course est peut-être plus ouverte qu’elle n’y paraît dans la catégorie du meilleur film. Cela dit, Nomadland a déjà plusieurs atouts en poche, notamment le prix de la Guilde des producteurs, de même qu’un Golden Globe et le prix BAFTA du meilleur film. Il serait logique qu’il l’emporte. Je crois cependant que son rival le plus sérieux est The Trial of the Chicago 7, même si Aaron Sorkin n’est pas en lice dans la catégorie de la meilleure réalisation. Je trouve par ailleurs assez remarquable qu’absolument personne ne parle de Mank, qui a pourtant recueilli 10 sélections, alors que les principaux concurrents – Nomadland, The Father, Minari, Judas and the Black Messiah, Sound of Metal et The Trial of the Chicago 7 – en ont tous quatre de moins ! Mank fait partie de ces films qu’on admire mais qu’on trouve... plates !

M. C. : Je me demande si le rival le plus sérieux de Nomadland n’est pas justement Mank, parce que son sujet est le cinéma et qu’il aborde le classique parmi les classiques, Citizen Kane. L’Académie a eu beau renouveler son électorat – on le remarque dans cette nouvelle diversité de finalistes –, les films qui parlent de cinéma et de l’histoire du cinéma plaisent évidemment aux gens de Hollywood. Que Mank soit « un film de Netflix » ne semble plus non plus être un obstacle. Les barrières des plateformes sont tombées pour de bon. J’ai bon espoir que Nomadland gagne quand même. C’est un film tellement riche et subtil. Frances McDormand mérite un troisième Oscar de la meilleure actrice. Elle est magnifique de simplicité et de réalisme.

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Viola Davis dans une scène de Ma Rainey's Black Bottom

M.-A. L. : Tu as raison, c’est dans l’ADN de l’Académie de récompenser des œuvres faisant écho à l’histoire du cinéma, mais je serais très surpris qu’un effet à la The Artist se produise de nouveau. Mank n’a pratiquement pas obtenu la moindre babiole de la part des associations professionnelles. Quant à Frances McDormand, oui, elle mériterait sans aucun doute une troisième statuette dorée. Cela dit, elle est en lice dans la catégorie la plus relevée de toute la cérémonie. Andra Day a obtenu le Golden Globe grâce à son époustouflante performance dans The United States vs. Billie Holiday et Viola Davis a gagné aux Screen Actors Guild Awards, où Andra Day n’était pas citée, pour son rôle dans Ma Rainey’s Black Bottom. Carey Mulligan est remarquable dans Promising Young Woman et Vanessa Kirby l’est tout autant dans Pieces of a Woman. Vraiment, j’aurais du mal à faire un choix dans cette catégorie, car les cinq actrices sont dignes de cet honneur. Je ne serais cependant pas vraiment surpris si les membres de l’Académie se tournaient vers Andra Day. De la même manière qu’ils ont adoré les performances de Marion Cotillard [La vie en rose] et Renée Zellweger [Judy], au point de leur attribuer l’Oscar alors que les films dans lesquels elles ont joué étaient plutôt ordinaires, je suis pas mal convaincu que la performance de la chanteuse en Billie Holiday est de celles que l’Académie aime célébrer.

M. C. : C’est vrai et elle incarne une Billie Holiday très convaincante, en particulier lorsqu’elle chante. Mais le film de Lee Daniels s’étire inutilement et va dans tous les sens, avec ses séquences oniriques sorties de nulle part. Si Renée Zellweger a pu être oscarisée pour Judy, qui était terrible, tout est possible ! C’est vrai que c’est une catégorie particulièrement relevée. Celle du meilleur acteur l’est tout autant, même s’il semble évident que l’Oscar ira à Chadwick Boseman pour Ma Rainey’s Black Bottom, qui est un autre film moyen. Le jeu des acteurs, très théâtral, est souligné à gros traits. C’est délicat, parce que Boseman est disparu tragiquement l’an dernier, mais si on faisait abstraction du contexte, j’aurais plutôt donné l’Oscar à Anthony Hopkins, qui est formidable dans The Father, ou à Riz Ahmed, qui porte tout Sound of Metal sur ses épaules. Leur façon à chacun de jouer le désarroi est remarquable. Je ne comprends pas pourquoi Daniel Kaluuya n’est pas dans cette catégorie, d’ailleurs. Il aura sans doute plus de chances de remporter l’Oscar du meilleur acteur de soutien.

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Riz Ahmed dans une scène de Sound of Metal

M.-A. L : Il est en tout cas indéniable que les efforts qu’a faits l’Académie pour une meilleure représentation semblent commencer à porter leurs fruits. En plus de célébrer cette année les talents de plusieurs artisans afrodescendants, plusieurs premières marquent cette course. Deux femmes en lice dans la catégorie de la meilleure réalisation, dont l’une est d’origine chinoise ; deux acteurs d’origine coréenne, Steve Yeun et Youn Yuh-jung, ont été sélectionnés [pour Minari] ; une équipe de production entièrement afro-américaine a été nommée pour l’Oscar du meilleur film [pour Judas and the Black Messiah] ; une cinéaste musulmane [Kaouther Ben Hania] est finaliste dans la catégorie du meilleur film international, entraînant du même coup son pays, la Tunisie, au bal pour la toute première fois aussi [pour The Man Who Sold His Skin]. L’avenir nous dira si l’Académie poursuivra sur cette lancée, mais l’Oscar du meilleur film remis à Parasite l’an dernier a sans doute créé une brèche. Mes prédictions : Film : Nomadland. Réalisation : Chloé Zhao. Actrice : Andra Day. Acteur : Chadwick Boseman. Actrice de soutien : Youn Yuh-jung. Acteur de soutien : Daniel Kaluuya. Film international : Another Round. Les tiennes ?

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Youn Yuh-jung dans une scène de Minari

M. C. : Je ne serai pas très original... Mes prédictions ressemblent aux tiennes. Pour la forme, je vais dire plutôt Oscar de la meilleure actrice à Frances McDormand et celui de la meilleure actrice de soutien à Olivia Colman. Mais ce sont peut-être plus des coups de cœur !

Où voir les films en lice ?

Mank : sur Netflix
Nomadland : sur Disney+ (Star) et en salle
The Father (Le père) : sur Illico, Amazon Prime Video, Google Play, YouTube, Boutique Cineplex. Aussi en salle.
Judas and the Black Messiah : sur Amazon Prime Video, Apple TV/iTunes, Google Play, YouTube, Boutique Cineplex
Minari : sur Illico, Apple TV/iTunes, Amazon Prime Video, Google Play, YouTube, Boutique Cineplex
Promising Young Woman (Une jeune femme pleine de promesses) : sur Illico, Boutique Cineplex, Apple TV/iTunes, Google Play, YouTube
Sound of Metal (Le son du silence) : sur la plateforme des cinémas Beaubien, du Parc et du Musée, sur la plateforme de Cinéma public, sur la plateforme du Clap, sur Illico, Apple TV/iTunes, Google Play, YouTube, Boutique Cineplex
The Trial of the Chicago 7 (Les Sept de Chicago) : sur Netflix
Ma Rainey’s Black Bottom (Le blues de Ma Rainey) : sur Netflix
The United States vs Billie Holiday : sur la Boutique Cineplex, Google Play, YouTube
Pieces of a Woman (Renaître) : sur Netflix
One Night in Miami (Une nuit à Miami) : sur Amazon Prime Video
Borat Subsequent Moviefilm (Borat, nouvelle mission filmée) : sur Amazon Prime Video
Hillbillly Elegy (Une ode américaine) : sur Netflix
The White Tiger (Le tigre blanc) : sur Netflix

International

Another Round (Alcootest) : sur Illico, Apple TV/iTunes, Google Play, YouTube, Boutique Cineplex. Aussi en salle.
Better Days : sur Apple TV/iTunes, Google Play, YouTube
Collective (L’affaire Collective) : sur la plateforme de Cinéma public, Netflix, Apple TV/iTunes
Quo vadis, Aida ? : sur Apple TV/iTunes, Amazon Prime Video, Google Play, YouTube, Boutique Cineplex
The Man Who Sold His Skin : sur Apple TV/iTunes