Le tir fatal accidentel d’Alec Baldwin sur le tournage de Rust a provoqué une onde de choc dans l’industrie du cinéma et poussé des productions à suspendre l’usage d’armes à feu. Mais le plus important armurier de plateau du Québec croit qu’il est possible de continuer à tourner des scènes d’action en toute sécurité. Exceptionnellement, il nous a ouvert ses portes.

« J’ai travaillé sur trois plateaux depuis l’accident. Les techniciens qui travaillent avec nous depuis des années, ils disent qu’ils ne peuvent pas imaginer que ça arriverait ici, avec la façon dont on runne nos plateaux », affirme André (prénom fictif).

L’armurier québécois s’active sur une carabine en parlant. À côté de lui, une porte mène à un grand dépôt où s’entassent d’innombrables armes. La scène semble irréelle. Des revolvers de tous les modèles imaginables, des fusils d’assaut, de lourdes mitrailleuses sur trépied, un lance-roquettes. Il semble y en avoir assez pour envahir un petit pays : les installations abritent des milliers d’armes à feu, des vraies, mais modifiées spécialement pour la télévision et le cinéma. Elles sont protégées par un impressionnant dispositif antivol.

Son patron et sa patronne, que nous appellerons Steve et Chantal, sont des entrepreneurs discrets, qui ont accepté de recevoir La Presse à condition que leurs vrais noms ne soient pas utilisés.

Si un tournage au Québec nécessite des armes, pour une production locale ou étrangère, ce sont eux qui les fournissent dans l’immense majorité des cas.

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L’armurier qui fournit 90 % des productions au Québec compte des milliers d’armes de toutes sortes.

« On a 90 % des productions au Québec. J’ai fait plus de 2000 productions en 22 ans », affirme Steve, armurier formé à Maniwaki. Son premier film était The Ultimate Weapon, long métrage sorti en 1998 qui mettait en vedette le lutteur Hulk Hogan et l’acteur québécois Carl Marotte. Sa première série lourde a été Omertà, de Luc Dionne.

Ensuite, les contrats ont déboulé. Lorsque le personnage de Bruce Willis a affronté des tueurs à gages dans Red 2, lorsque les mutants se sont évadés d’un train dans X-Men : Dark Phoenix, c’est l’entreprise de Chantal et de Steve qui a fourni les fusils et les balles à blanc. Même chose quand Karine Vanasse jouait les sous-traitantes paramilitaires dans Blue Moon ou lorsque Marie-Evelyne Lessard se frottait aux survivalistes extrêmes dans Jusqu’au déclin.

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Helen Mirren dans le film Red 2

Il y a moins d’une vingtaine d’entreprises dans le monde capables d’offrir ce service professionnel aux grands studios. Installés en périphérie de Montréal, Chantal et Steve font affaire en vertu d’un permis fédéral et sont soumis à des inspections fréquentes de la Sûreté du Québec. « C’est extrêmement difficile d’avoir sa licence au Canada », souligne Steve.

Lorsqu’elle se déplace vers un plateau, leur équipe doit fournir aux policiers le numéro de série de chaque arme, l’endroit où elle sera et son heure de retour prévue.

Seuls leurs employés qualifiés ou eux peuvent toucher au matériel, en plus de l’acteur, qui doit toujours être encadré, expliquent-ils. Ils n’hésitent pas à pousser un cri si une personne non autorisée tend la main vers une arme. Même s’il s’agit d’une vedette.

Un accident tragique

Selon les informations qui ont filtré sur l’accident survenu au Nouveau-Mexique le 21 octobre, une cartouche réelle, plutôt qu’une balle factice, se serait retrouvée dans le revolver utilisé par Alec Baldwin pendant le tournage. Lorsqu’il a pointé l’arme vers la caméra et appuyé sur la détente, le coup est parti et le projectile a atteint mortellement la directrice de la photographie Halyna Hutchins.

L’armurière du tournage cumulait les tâches d’assistante accessoiriste en parallèle et ne pouvait avoir l’œil en permanence sur les armes. Des médias américains ont aussi rapporté que des membres de l’équipe avaient utilisé le revolver pour s’amuser à tirer sur des canettes avec de vraies munitions dans leurs temps libres.

Au Québec, plusieurs s’entendent pour dire qu’une telle situation est difficile à imaginer.

« On n’est pas dans le même contexte ici. Aux États-Unis, le port d’armes, c’est une affaire courante et au Nouveau-Mexique peut-être encore plus », souligne Christian Lemay, président de l’Alliance québécoise des techniciens et techniciennes de l’image et du son (AQTIS) section locale 514 AIEST, le syndicat des techniciens en audiovisuel.

Au Canada, ce sont seulement les armuriers travaillant sur une licence fédérale qui peuvent opérer sur un plateau de tournage. Aux États-Unis, un chef accessoiriste peut s’occuper de toutes les armes sauf les gros machine guns.

Steve, armurier

Son équipe ne laisse jamais de vraies munitions faire leur chemin jusqu’à un plateau. Toutes les armes qu’elle utilise sont modifiées pour ne tirer que des balles à blanc, qui provoquent une vraie explosion et une vraie flamme, sans projeter de projectile. Le canon est machiné à cette fin dans leur atelier.

Tirer à côté et trouver des angles

Mais même une arme dont le canon a été modifié ainsi doit être manipulée avec soin. Il s’agit toujours d’un objet mécanique puissant. Un bris éventuel pourrait envoyer un éclat de métal voler dans les airs après une détonation.

« On ne pointe jamais nos armes directement sur quelqu’un pour tirer. On va dire à l’acteur : “Tu tires à côté et on trouve des angles de caméra” », explique Steve.

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Halle Berry dans Moonfall

Sur le film à venir Moonfall, du réalisateur Roland Emmerich, les armuriers québécois ont récemment géré une scène où 25 acteurs tiraient en même temps. Sur The Punisher, tourné en 2007, c’était presque 60 personnes qui ouvraient le feu. Pour le tournage de la série Jack Ryan, un cascadeur devait défoncer une fenêtre, puis une quinzaine de personnes tiraient dans tous les sens, entassées dans une pièce close.

« Tout a été pratiqué pendant deux jours. Même s’ils étaient tous tassés, je n’ai jamais eu un gars qui a pointé un autre acteur directement », explique l’armurier.

« Quand c’est trop compliqué, on isole une partie des acteurs, on fait tirer deux gars à la fois. C’est compliqué à gérer, mais c’est faisable. À la moindre hésitation, on ne fait pas la shot », affirme Maxime (prénom fictif, encore une fois), employé de Steve et Chantal.

« Il y a des équipes américaines habituées à voir les armes de poing gérées par des accessoiristes, et quand elles viennent ici, avec notre expertise, on est capables de leur donner des shots qu’elles ne peuvent jamais faire d’habitude », affirme le jeune armurier, qui constitue la relève de l’entreprise.

Pétition et effets spéciaux

Depuis l’accident impliquant Alec Baldwin, une pétition a commencé à circuler pour réclamer la fin de l’usage d’armes sur les plateaux. L’acteur et producteur Dwayne The Rock Johnson s’est notamment engagé à utiliser des armes en plastique et à rajouter les effets spéciaux nécessaires en postproduction.

Au Québec, le syndicat des techniciens dit avoir connaissance d’une production actuellement en tournage qui a pris un virage semblable. Steve et Chantal ont eu vent d’une série qui souhaitait aussi suspendre temporairement les tirs à blanc sur le plateau.

Mais cette approche ne plaît pas à tous les réalisateurs ni à tous les comédiens. L’effet de recul, l’éclat de la flamme sur le visage, la crispation des personnes présentes lorsque le coup résonne, tout ça peut être difficile (et coûteux) à simuler.

« Dire “Pow ! Pow !” en tenant un bout de 2 X 4 dans les mains, ça ne te met pas dans l’action », croit Steve.

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Toutes les armes utilisées au Québec ont été modifiées pour ne tirer que des balles à blanc.

Parfois, des acteurs qui doivent jouer la réaction d’un personnage qui entend un tir invisible à l’écran demandent d’ailleurs aux armuriers de tirer des balles à blanc pour vrai, à proximité, mais hors caméra, afin d’avoir une réaction réaliste.

Christian Lemay, de l’AQTIS section locale 514 AIEST, est habitué de voir de telles vagues d’inquiétude dans son industrie. « Chaque fois qu’il y a un incident malheureux, il y a un mouvement pour bannir les cascades, ou les manœuvres en voiture, ou les armes comme cette fois. D’habitude, tranquillement, on reprend confiance, et les choses reviennent à la normale », dit-il.

Il souligne toutefois que le syndicat, avec la partie patronale et la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), compte revoir ses fiches de prévention pour les mettre à jour dans la foulée de l’accident au Nouveau-Mexique.

Au bout du compte, il croit que le Québec demeure l’un des endroits les plus sûrs où tourner des films et séries d’action. « Au Québec, on s’est pris en main. Je considère qu’on est prudents, sinon plus que partout ailleurs dans le monde. On est très vigilants », assure-t-il.