(Cannes) En attribuant la Palme d’or à Titane, le film le plus provocateur de la sélection, le jury, présidé par Spike Lee, a osé l’audace. Julia Ducournau est ainsi devenue, 28 ans après Jane Campion et sa Leçon de piano, la deuxième réalisatrice de toute l’histoire du Festival de Cannes à obtenir la plus haute distinction du cinéma mondial.

À ce « moment dans l’histoire » qu’évoquait Spike Lee au tout début du festival, le jury qu’il a présidé a fait écho en élaborant un palmarès historique. En plus d’être un film de genre, du genre de ceux auxquels on attribue rarement des prix dans les festivals généralistes, Titane, de Julia Ducournau, est aussi la proposition de cinéma la plus radicale et la plus gonflée de la sélection.

« Une femme qui tombe enceinte d’une Cadillac, je n’avais jamais vu ça ! a commenté Spike Lee lors de la conférence de presse ayant suivi l’annonce du palmarès. J’en ai été subjugué ! »

Affirmant être une adepte du body horror, la réalisatrice française propose, cinq ans après Grave, film que ne renierait certainement pas le David Cronenberg de Crash, alors que la voiture est utilisée comme objet de désir et vecteur de pulsions en tous genres. Titane relate le parcours d’une meurtrière dont l’enfance fut marquée par un grave accident. Cette dernière trouve refuge auprès d’un homme qui croit voir en elle le fils tant aimé, disparu il y a plusieurs années, et dont on n’a jamais retrouvé la trace.

Ode à l’imperfection

La soirée de clôture de cette édition pas comme les autres a d’ailleurs commencé d’étrange façon. Ne maîtrisant pas la langue française, Spike Lee a cru que l’animatrice, Doria Tillier, qui voulait savoir quel était le premier prix à remettre de la soirée, lui avait demandé de révéler le prix le plus important. C’est ce que le président a fait en dévoilant dès lors le titre du lauréat de la Palme d’or ! Le malaise fut quand même bien récupéré, même si le suspense fut tué dans l’œuf dès le début de la cérémonie. Dans son très beau discours, Julia Ducournau a déclaré que, finalement, cet impair s’inscrivait parfaitement dans l’esprit d’un film qui célèbre les différences et l’imperfection.

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La cinéaste Julia Ducournau, la deuxième réalisatrice à recevoir le laurier suprême, 28 ans après Jane Campion et La leçon de piano, a été saisie d’une vive émotion quand Sharon Stone lui a remis la Palme d’or.

Quand est venu son « vrai » moment, la cinéaste, visiblement bouleversée, a évoqué ce que signifie pour elle sa présence sur la scène du Grand Théâtre Lumière.

« Quand j’étais petite, c’était un rituel chez nous de regarder la cérémonie de clôture du Festival de Cannes. À cette époque, j’étais sûre que les films primés devaient être parfaits, puisqu’ils avaient l’honneur d’être sur cette scène. Ce soir [samedi], je suis sur cette scène. Et je sais que mon film est imparfait. 

Je pense qu’un film n’est jamais parfait aux yeux de celui ou celle qui l’a fait de toute façon. On dit même du mien qu’il est monstrueux. Maintenant que je suis adulte et réalisatrice, je me rends compte que la perfection est une impasse.

Julia Ducournau

« La monstruosité, a-t-elle poursuivi, qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c’est une arme, mais c’est une force pour faire repousser les murs de la normativité qui nous enferment et nous séparent. Il y a tant de beauté, d’émotion et de liberté à trouver dans ce qu’on ne peut pas mettre dans une case, et dans ce qui reste à découvrir de nous, que je voudrais remercier infiniment le jury de reconnaître avec ce prix le besoin avide et viscéral qu’on a d’un monde plus inclusif et plus fluide. Merci au jury d’appeler pour plus diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies. Merci de laisser rentrer des monstres. »

Aux dires de Spike Lee, les discussions auraient été vives, mais respectueuses entre les membres du jury. Si certains d’entre eux ont visiblement milité pour Titane plus fort que d’autres – Mylène Farmer a dit être ravie de ce choix –, il reste que tout le monde s’est finalement mis d’accord pour attribuer la récompense suprême à Julia Ducournau. À voir l’enthousiasme du président, qui a tenu à faire aussi monter sur scène Agathe Rousselle et Vincent Lindon, les deux vedettes de Titane, il devait lui-même être aussi bien convaincu.

Neuf lauriers pour 24 films

Des 24 longs métrages en lice pour la Palme d’or, neuf figurent au tableau d’honneur, car deux lauriers ont été remis ex æquo.

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Juho Kuosmanen, réalisateur de Compartment No. 6, et Asghar Farhadi, réalisateur de Un héros, se sont partagé ex æquo le Grand Prix.

Le Grand Prix, deuxième dans la hiérarchie, a été décerné à Un héros, d’Asghar Farhadi (l’un des grands favoris de la course), ainsi qu’à Compartment no. 6, du Finlandais Juho Kuosmanen, l’une des belles surprises la compétition. La remise de ces prix a d’ailleurs donné lieu à un moment touchant quand, prenant la parole après le maître iranien, le réalisateur finlandais s’est tourné vers ce dernier en lui avouant toute son admiration.

Le prix du jury a aussi été décerné ex æquo à Le genou d’Ahed, film israélien percutant réalisé par Nadav Lapid, et à Memoria, long métrage hypnotique d’Apichatpong Weerasethakul.

Leos Carax, absent de la fête, a obtenu le prix de la mise en scène grâce à Annette (les frères Ron et Russel Mael – les Sparks – ont accepté le prix à la place du cinéaste français), et Drive my Car, le film de Ryûsuke Hamaguchi que tout le monde voyait très haut au tableau, a finalement obtenu le prix du meilleur scénario.

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Caleb Landry Jones n’en revenait pas. Il a obtenu le prix d’interprétation masculine-mérité-grâce à sa performance dans Nitram, de Justin Kurzel.

Caleb Landry Jones, dont la performance est troublante dans Nitram, drame de Justin Kurzel sur le jeune auteur d’une fusillade ayant fait plusieurs victimes en Australie en 1996, était si saisi par le prix d’interprétation masculine – mérité – qu’il a reçu qu’il n’a pratiquement pas été capable de dire un mot. Renate Reinsve, vedette de Julie (en 12 chapitres), du Norvégien Joachim Trier, a reçu le prix de la meilleure actrice grâce à sa composition dans le rôle d’une femme qui, à l’aube de la trentaine, a du mal à faire des choix.

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Grâce à sa performance dans Julie (en 12 chapitres), de Joachim Trier, Renate Reinsve a obtenu le prix d’interprétation féminine.

Si ce palmarès est somme toute incontestable, on déplore quand même l’absence de Les Olympiades, magnifique film de Jacques Audiard. Les offrandes de François Ozon, Nanni Moretti, Paul Verhoeven, Wes Anderson, Bruno Dumont et Sean Baker, pour ne nommer que les cinéastes les plus connus, ont aussi été écartées.

« Il y avait 24 films ! a expliqué Spike Lee. Nous ne pouvions pas donner des prix à tout le monde, déjà que nous avons eu l’autorisation d’attribuer deux ex æquo. »

En cette année historique, où la présidence d’un jury majoritairement féminin a été confiée pour la première fois à un afro-descendant, il convient de souligner que, pour la première fois de l’histoire du festival, la Palme d’or (Titane, de Julia Ducournau), la Palme d’or du court métrage (Tous les corbeaux du monde, de Tang Yi), le Prix Un certain regard (Les poings desserrés, de Kira Kovalenko) et la Caméra d’or, attribuée au meilleur premier film toutes sections confondues (Murina, d’Antoneta Alamat Kusijanovic), ont été remis à des réalisatrices.

Rappelons qu’au Québec, Titane sera distribué par Entract Films. Aucune date de sortie n’a encore été annoncée.